D/1962.07.23 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale»

André Malraux, «[Intervention à l'Assemblée nationale, séance du 23 juillet 1962]», intervention au cours de la discussion du projet de loi adopté par le Sénat relatif à la protection du patrimoine artistique et esthétique de la France. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale [Paris], n° 67 AN, 24 juillet 1962, p. 2775-2776.


 

André Malraux

 

Assemblée nationale – 2e séance du 23 juillet 1962

(Restauration de monuments, présence du passé)

 

 

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, il va de soi que ce que les rapporteurs ont dit ne peut être considéré par nous que comme un apport constructif, que nous soyons d'accord avec eux, ou que nous ne le soyons pas.

Je les en remercie, par conséquent.

Pour répondre à M. Palewski, il est certain que nous ne faisons aucune objection à l'intervention de la caisse des monuments historiques, si nous obtenons l'accord du ministère des finances et, M. Palewski le sait comme moi, c'est toute la question.

Il me reste maintenant, ce qui n'a pas été fait au Sénat pour diverses raisons, à préciser, indépendamment de la discussion qui a précédé et qui va suivre et qui est nécessairement précise et technique, ce qui était l'intention du Gouvernement dans une loi dont le caractère historique tend de toute évidence à modifier le visage de la France.

Que la grande migration dans laquelle chacun voit l'un des caractères manifestes de notre époque mène simultanément à l'abandon du passé des villages et à la destruction du passé des villes, nul ne l'ignore, et l'on s'étonne qu'un nouveau texte législatif soit nécessaire pour y parer.

C'est que la notion de patrimoine national dans les nations d'Europe comme dans celles d'Amérique, comme au Japon, a subi une évolution profonde.

Au siècle dernier, le patrimoine historique de chaque nation était constitué par un ensemble de monuments. Le monument, l'édifice, était protégé comme une statue ou un tableau. L'Etat le protégeait en tant qu'ouvrage majeur d'une époque, en tant que chef-d'œuvre.

Mais les nations ne sont plus seulement sensibles aux chefs-d'œuvre, elles le sont devenues à la seule présence de leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que l'âme de ce passé n'est pas faite que de chefs-d'œuvre, qu'en architecture un chef-d'œuvre isolé risque d'être un chef-d'œuvre mort; que si le palais de Versailles, la cathédrale de Chartres appartiennent aux plus nobles songes des hommes, ce palais et cette cathédrale entourés de gratte-ciel n'appartiendraient qu'à l'archéologie; que si nous laissions détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographies romantiques, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l'ombre de Baudelaire.

Or, sur la plupart de ces quais au-delà de Notre-Dame, ne figure aucun monument illustre, leurs maisons n'ont de valeur qu'en fonction de l'ensemble auquel elles appartiennent. Ils sont les décors privilégiés d'un rêve que Paris dispensa au monde, et nous voulons protéger ces décors à l'égal de nos monuments.

C'est relativement facile. L'initiative privée est en train de transformer en appartements de luxe les modestes appartements des quais anciens. Juste à temps, car la façade intacte d'une maison ancienne appartient à l'art, mais l'intérieur intact de la même maison appartient au musée ou au taudis, et plus souvent au taudis qu'au musée.

Sauvegarder un quartier ancien, c'est donc à la fois en préserver l'extérieur et en moderniser l'intérieur, et pas nécessairement au bénéfice du luxe, puisqu'un certain nombre de maisons restaurées de l'îlot rive gauche sont destinées aux étudiants.

Une opération de restauration consiste à conserver au quartier considéré son style propre, tout en transformant les aménagements internes des édifices de façon à rendre l'habitat moderne et confortable.

La restauration concilie deux impératifs qui pouvaient paraître jusque-là opposés : conserver notre patrimoine architectural et historique et améliorer les conditions de vie et de travail des Français.

L'un ou l'autre peut sembler simple, l'un et l'autre s'avèrent peut-être assez difficiles.

 

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an14