D/1948.04.13 — André Malraux : «A un public d’enseignants»

D/1948.04.13 — André Malraux, «Réunion du 13 avril 1948. Salle des Horticulteurs», discours adressé à des enseignants. Sténotypie de 7 pages. (Archives de l'Institut Charles-de-Gaulle.)


 

André Malraux

 

Réunion du 13 avril 1948 – Salle des Horticulteurs
André Malraux s'adresse à un public d'enseignants

 

Fin du discours :

L'idée que j'ai de votre mission, ce serait d'en séparer tout ce qui est proprement enseignement des connaissances, qui serait assuré par l'organisme central de l'Education nationale, sous la forme d'images – ces images devant être bien entendu commentées, et commentées par un instituteur ou un professeur choisi, non pas du tout surtout pour sa gloire, mais pour ses qualités pédagogiques. Ensuite, commencerait votre rôle, c'est-à-dire le moment où vous transformez ces connaissances en une réalité humaine.

Je dirai d'abord que ce système présenterait l'avantage, après tout assez gros, de la charité.

Car enfin, si des instituteurs peuvent employer un peu plus de leur temps pour les enfants les plus défavorisés, ce ne serait peut-être pas plus mal pour le pays !

Bien entendu, nous n'allons pas transformer l'école en institut pour les enfants arriérés, mais ce qui est vrai pour les uns est vrai pour les autres, et je dirai que la fonction principale de l'enseignement me paraît tenir en une phrase : donner à chaque enfant sa plus grande chance.

Maintenant, si nous passons au domaine supérieur, alors commence bien entendu tout le drame. Vous avez pour fonction, pour mission, de former des hommes. Eh bien ! ne plaisantons pas. Vous savez aussi bien que moi, que ce soit à Normale ou ailleurs, et nommément à la Sorbonne, qu'on ne vous l'a jamais appris à vous-mêmes pour commencer.

Aujourd'hui, recréer des hommes est un des travaux les plus difficiles qui puissent se présenter à vous, parce qu'il n'y a plus de structure, ni de l'Etat ni de la pensée, et que, par conséquent, sans réelle doctrine et sans réelle structure, chacun d'entre vous est amené à résoudre personnellement son propre problème.

On peut raconter que la politique va résoudre cela : ce n'est pas vrai. Aucune politique ne le résoudra. Votre destin d'éducateurs est entre vos propres mains. Ce destin, dans l'extraordinaire délabrement de cette Europe occidentale qui représente quand même encore quelque chose, c'est-à-dire la dernière hauteur de l'Esprit, la dernière volonté de sauver quelques principes sur lesquels elle s'est formée, vous l'accomplirez seulement dans la mesure où vous pensez, vous : «Par-delà toute politique, par-delà l'absence de toute structure, j'essaierai dans mon domaine – qu'il soit celui de l'instituteur ou celui du professeur de Sorbonne – de suivre ma pente pourvu que ce soit en montant. J'essaierai de faire que chacune de ces vies tremblantes qui m'est confiée soit plus tard quelque chose comme une vie meilleure que ce qu'elle aurait été sans moi, qu'il s'agisse d'un étudiant ou d'un enfant de paysan». En somme il s'agit de pouvoir dire, comme on le disait de cet instituteur dont j'ai parlé tout à l'heure : «Je serai, le jour où je mourrai, un homme dont ceux qui l'ont écouté pourront dire : il nous a enseigné ce qu'était la dignité humaine».

Messieurs, c'est tout ce que j'avais à vous dire ce soir. Soyez, ou ne soyez pas avec nous politiquement. En tout cas, rendez-nous cette justice : le langage que nous vous tenons en ce moment, est l'un des langages nobles qui vous auront été adressés.

 

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L’ancienne salle de l’Horticulture