«Entretien Malraux – Europe 1, 21 juin 68», dans Philippe Labro, Michèle Manceaux et l'équipe d'“Edition spéciale” : «Ce n'est qu'un début», Paris, Ed. Publications premières, 1968, (coll. «Edition spéciale»), p. 236-238.
André Malraux, Philippe Labro
Après mai : le mois de juin – Déclaration de Malraux
Extrait
Or, si nous posons simplement ces données assez élémentaires, nous nous apercevons que, en même temps que nous avons affaire à une civilisation qui n'a pas de précédent dans le monde, nous avons une crise des valeurs qui n'a pas de précédent non plus. Je trouve assez inutile d'aller chercher des analogies au Moyen Âge pour nos étudiants car ces analogies sont très incertaines quand nous avons des analogies tout à fait certaines tout bonnement à l'étranger.
Il va de soi qu'il n'y a pas de problème étudiant en Chine parce qu'on a mobilisé les étudiants. Le phénomène Mao, c'est un petit peu ce qui se produirait si le général de Gaulle, s'appuyant sur les étudiants, voulait détruire le parlementarisme. Mao n'était pas lui-même tellement sûr de la direction vers laquelle il allait car au cours de la conversation qu'il a eue avec moi et que je relate dans mes Antimémoires, il dit à un moment : «Reste à savoir où j'en suis avec la jeunesse». Et notre ambassadeur, Lucien Paye, ancien recteur de Dakar, lui dit qu'il a vu les universités et qu'il a été frappé de l'enthousiasme qu'il a rencontré pour lui et Mao. Et Mao répond : «On peut dire cela aussi, nous verrons». Ce n'était pas tellement acquis. Ce qui me paraît acquis, c'est ceci : Tout d'abord, il y a une crise complète de l'idée de hiérarchie. Ce n'est pas tellement facile à voir car en principe ce qu'on oppose à l'idée de hiérarchie, c'est l'idée de désordre. Immédiatement, quand on parle de hiérarchie, on a tout simplement l'air réactionnaire. Ce n'est pas du tout ce que je veux dire. Ce que je veux dire c'est qu'il nous échappe – parce que c'est tellement évident – que toutes les civilisations reposaient sur des hiérarchies. Ce ne sont pas du tout les mêmes. Ce sont très souvent des hiérarchies religieuses, ce sont parfois des hiérarchies militaires, mais il y a toujours une structure hiérarchisée. Or, chez nous, pour la première fois, il y a une hostilité à l'idée de hiérarchie qui n'a jamais eu d'équivalent.
Pensons à l'Amérique. Quand on parle tellement de société de consommation pour nous, il ne faudrait pas exagérer; la société de consommation, nous y allons, mais nous n'y sommes pas tellement, non. Mais pour l'Amérique, qui l'a véritablement, on sent qu'elle est arrivée, à l'heure actuelle, à une sorte de mauvaise conscience de parent, du père sur le fils. Sans prendre des théories psychanalytiques, pour nous limiter au plus simple, il est clair qu'aux Etats-Unis la hiérarchie a mauvaise conscience à partir du moment où elle devient profonde. Le patron a bonne conscience, mais pas le père. Au fond, il y a une idée, un sentiment que si on élève l'enfant, on va fausser sa vie et probablement agir contre lui. Il y a au fond de tout cela une idée de liberté absolue qui serait la vraie base de la vraie éducation. Or, pensons qu'ils sont les successeurs des Anglais, c'est-à-dire des gens qui ont eu probablement l'éducation la plus rigoureuse, depuis Rome, qu'ait connue le monde.
Je vois donc – c'est pour cela que j'ai parlé de répétition générale – un drame mondial qui est à peu près celui-ci : une civilisation qui est la plus puissante de toutes et la seule, après tout, qui ait le pouvoir de se détruire elle-même, arrive à un moment de son développement qui est le moment dont elle n'a pas conscience, parce que, jusque-là, les civilisations étaient à l'intérieur d'une conscience. Pour parler plus simplement, la civilisation chrétienne se développait à l'intérieur du christianisme. Aujourd'hui, la civilisation, en quelque sorte, se développe à vide.