E/1971.03.15 — «André Malraux : “Il ne peut pas y avoir de gaullisme sans de Gaulle”», entretien accordé à Roger Stéphane, L'Actualité [Paris], n° 69, 15-21 mars 1971, p. 8-11.
Repris sous le titre «Mars 1971. Entretien avec Roger Stéphane à l'occasion de la sortie du livre Les Chênes qu'on abat…», dans Espoir [Paris], n° 2, janvier 1973 : «Malraux. Paroles et écrits politiques, 1947-1972. Inédits», p. 107-111.
André Malraux
Entretien accordé à Roger Stéphane en mars 1971.
Extrait 1
Roger Stéphane — Dans la préface de votre livre qui paraît aujourd'hui, Les Chênes qu'on abat…, vous dites qu'il s'agit d'une interview comme La Condition humaine était un reportage. Mais, vous n'avez jamais été un reporter ou un interviewer indifférent. La Condition humaine est un livre engagé, un reportage engagé du côté de la révolution : est-ce que c'est la rencontre avec le général de Gaulle qui vous a fait prendre une distance à l'égard de ce que vous appeliez avant-guerre la révolution ? [Comme d’autres, Stéphane ne saisit pas l’antiphrase reportage / interview.]
André Malraux — Certainement pas. Quand j'ai rencontré le général de Gaulle, j'étais un combattant de la Résistance intérieure depuis assez longtemps. Et le fait capital pour moi n'a pas été la rencontre avec le général de Gaulle (bien qu'elle ait joué par la suite un rôle énorme). En réalité, j'ai pensé, vers 1943, que le lien que j'avais avec le prolétariat était désormais subordonné au lien que j'avais avec la France. J'ai dit, voilà une quinzaine d'années : «Ce qui s'est passé d'essentiel, c'est que, dans la Résistance, j'ai épousé la France». J'ai pensé, à tort ou à raison, à ce moment-là, qu'on ne ferait rien sur le terrain social sans passer par la France, et je n'ai pas changé d'avis.
Extrait 2
Roger Stéphane — Le général de Gaulle vous a dit : «Mon seul rival international, c'est Tintin; nous sommes le petit qui ne se laisse pas avoir par les grands; on ne s'en aperçoit pas à cause de ma taille».
Personnellement, je n'étais pas sûr et je ne suis toujours pas sûr que Tintin appartienne à la mythologie du général de Gaulle.
André Malraux — Je crois que le général de Gaulle n'a pas réellement lu les albums de Tintin, mais qu'il avait une idée du personnage de Tintin avec la houppe de cheveux, le petit personnage du chien, et puis les grands personnages qui lui étaient très familiers.
Roger Stéphane — Pensez-vous que quelqu'un qui n'a pas le poids historique du Général, puisse jouer le rôle de Tintin sur la scène du monde aujourd'hui ?
André Malraux — N'oubliez quand même pas que sa phrase était une boutade. Je lui ai demandé : «Votre rival n'est pas un homme politique, pas même Clemenceau, c'est Victor Hugo». On comprend très bien ce que je voulais dire, c'est qu'il y a dans la gloire mondiale de Victor Hugo quelque chose qui va au-delà des poèmes. C'est là qu'il m'a répondu : «Mon vrai rival n'est pas Victor Hugo, c'est Tintin». Il faut naturellement prendre la phrase comme il l'a dite, en faisant sa part à l'humour. Quant au fond, il voulait dire que les petits n'ont pas à avoir peur des gros. Et puis, plus profondément, sans doute pensait-il à la force historique du nom.
Roger Stéphane — Je voudrais revenir sur un point : vous avez dit au général de Gaulle : «votre rival, c'est Victor Hugo» vous n'avez pas dit : «c'est Napoléon». Pourtant, Napoléon c'est aussi quelqu'un qui a occupé la scène du monde. Et c'est aussi le retour des cendres ?
André Malraux — Je suis assez gêné dès qu'il s'agit de Napoléon, parce que je ne peux pas penser à Napoléon indépendamment du fait qu'il est le plus grand capitaine des temps modernes; or, le général de Gaulle, qui est une figure historique considérable, n'était pas un grand capitaine; il ne prétendait pas avoir été le vainqueur d'Austerlitz. Le point commun que lui-même ressentait, – et cela, ce n'est pas dans le livre – c'est : «Je suis tout de même frappé de ce que Napoléon a fait des Français». Sur ce plan, Napoléon l'impressionnait. Mais mon sentiment est que les deux personnages ne sont pas du tout de même nature. Je crois que Napoléon était un homme dont la vocation coïncidait avec son destin personnel, alors que la vocation du général de Gaulle, c'était évidemment la France, comme la vocation de saint Bernard était liée au Christ.
Roger Stéphane — Vous dites dans votre livre que le général de Gaulle avait estimé que le contrat entre les Français et lui était rompu bien avant mai 1968.