E/1971.03.22 — André Malraux : «En déjeunant avec Malraux», entretien accordé à Georges Suffert.

E/1971.03.22 — André Malraux : «En déjeunant avec Malraux», entretien accordé à Georges Suffert, L'Express [Paris], 22-28 mars 1971, p. 68-74.


 

André Malraux

 

En déjeunant avec Malraux par Georges Suffert

 

Extrait 1

Chaque fois qu'il parle de la Chine, ses yeux s'allument. Sans doute, parce qu'il est fasciné par sa démesure dans l'espace comme dans le temps. Aussi, parce que Tchang, Mao, c'est sa jeunesse, le goût de l'exotisme, le tumulte de la révolution, la première quête des statues disparues; ce mélange d'exotisme, de fusils et d'idées, c'est Malraux. A sa manière, lorsqu'il regarde la Chine, il se regarde.

Malraux — C'est Mao qui, aujourd'hui, tente de faire Sparte, avec 700 millions d'hommes. De la ville grecque à la cité interdite. Quel roman ! Comme je lui disais un jour : «Personne n'a réussi à conquérir l'Inde», il m'a répondu : «Vous vous trompez. Les Anglais l'ont tenue deux siècles et ils l'ont tout de même changée. Il n'en faudrait pas davantage à la Chine dans une situation analogue pour modifier du même coup la face de la planète.»

Est-ce qu'il admire Mao, est-ce qu'il le craint ? Ou est-ce que, simplement, il le contemple ? Impossible de répondre. Mao le fascine comme un masque. Il lui trouve sans doute, comme il dit, un «air d'éternité».

Malraux — L'étonnant, c'est que Sparte résiste. Réfléchissez à ce qu'est la Révolution prolétarienne culturelle. Je mets le mot «prolétarienne» d'abord, parce que c'est le terme important. «Culturel» est un mot farce…

Lorsqu'il parle de «blague», de «farce», ses traits deviennent un peu amers. Le «farfelu» autour duquel il rôde depuis l'entre-deux-guerres constitue l'un des pôles de sa pensée et en même temps une référence triste. La farce, c'est la part de dérision et de dérisoire que contient la condition humaine, pour parler comme lui.

Malraux — Mao a le pouvoir. Il l'a conquis par les armes. Et voilà que les Russes nantis, qui ont oublié de le soutenir lorsqu'il avait besoin d'eux, tentent de lui dicter leur loi. Il rompt. Parce qu'il lui semble ne pas avoir le choix. Si la Chine court derrière eux, elle se retrouvera avec des 2 CV sur les pistes de l'Empire. Or il n'y aura pas de 2 CV pour tout le monde. Et l'aventure sera manquée, Sparte une fois de plus dissoute. Alors, l'entourage de Mao fait la moue. Les maréchaux sortent de trente ans de combats et d'isolement. Ils n'ont pas envie de perdre les avantages acquis. Raison de plus pour Mao de repartir de zéro. Il décide alors de casser le Parti communiste, pour empêcher la sclérose de s'étendre. Une décision sans précédent, pour un communiste. Et la manière dont il va s'y prendre est géniale.

Il n'y a, bien entendu, qu'une force qui puisse venir à bout du Parti – c'est l'Armée. Mais Mao n'est pas un homme à faire un coup d'Etat militaire. Alors il jette les enfants dans les rues des villes, sur les places des communes, et le long des rizières. Ils vont tout bloquer, parce qu'ils constituent une arme imparable. Et le Parti, contre eux, ne pourra rien faire. Et derrière eux s'avancera l'Armée qui rendra le pouvoir à Mao. La seule question qui se pose maintenant, le problème qui domine toute cette époque, est de savoir combien de temps le ressort tiendra. Et s'il tient, que vont faire ces millions d'hommes de 20 ans élevés dans le fanatisme d'une nation ressuscitée ?

 

Extrait 2

Malraux — Ce n'est pas le même sens que le mot pouvoir. Et, en tout cas, je ne pense pas qu'une civilisation puisse vivre sans système de valeurs. Or, ne vous y trompez pas, pour la première fois dans l'histoire du monde, une génération entière découvre l'existence sans référence à des valeurs. Et, là, il y a une logique que vous retrouvez tout au long de l'Histoire. Lorsque les dieux meurent, et que les systèmes de valeurs s'écroulent, l'homme ne retrouve qu'une chose : son corps. Le domaine de ce qui est physique. La drogue, le sexe et la violence sont les substituts naturels à la disparition des dieux. Les hommes en noir qui, avec des boucliers, des casques et des barres de fer, se jettent les uns sur les autres n'ont pas réellement l'ambition de conquérir l'Etat. Ils cherchent d'abord à exister. Vous vous souvenez du jour de mai 1968 où les étudiants sont passés devant le Palais-Bourbon vide en criant «Hop ! Hop» sans même songer à y entrer ? Vous imaginez la tête de Lénine si on lui avait dit que ses troupes avaient eu la possibilité d'envahir la Douma et qu'elles étaient allées plutôt jeter des cailloux dans l'eau de la Neva ? Les révoltés de 1968 ne cherchaient pas le pouvoir. Autre chose.

 

Extrait 3

Malraux — Lawrence, je l'ai rencontré une fois. Une seule. Dans le bar d'un grand hôtel, à Paris, je ne sais plus lequel. Nous n'étions pas à égalité, vous savez. Lui, il avait dans sa poche les Sept Piliers, sa collaboration avec Churchill durant la conférence de la Paix, sa rupture avec le monde et ce halo de mystère que lui donnait l'Intelligence Service. Bien entendu, le vrai mystère n'était pas là. Je m'en doutais sans en être encore tout à fait sûr à l'époque. Moi, j'étais un petit écrivain français qui avait seulement un prix Goncourt dans sa poche. C'était léger. Il était extraordinairement élégant. D'une élégance d'aujourd'hui, pas de son époque. Un pull-over à col roulé, par exemple, une espèce de nonchalance et de distance.

J'ai du mal à me souvenir des sujets que nous avons abordés. Je me souviens simplement qu'il était alors dans sa passion des moteurs, ceux des motos et des bateaux. C'était relativement peu de temps avant sa mort. Est-ce qu'il voulait mourir ? Je me suis souvent posé la question sans pouvoir y répondre.

Mais il y a une histoire qu'il faudrait bien élucider. Lorsqu'il s'est tué à moto, il semble bien qu'il allait porter une dépêche à une poste quelconque. Or je me suis laissé dire que c'était un document bien singulier. Texte : «Dites non à Hitler» Non à quoi ? Et qui disait «non» ? En tout cas, le laconisme est bien de Lawrence. Est-ce que vous avez entendu parler de cette histoire ?

 

Extrait 4

Suffert — Et Mao ?

Malraux — Lui, c'est plus compliqué. Il en a eu quatre [femmes], vous savez. De la première on ne sait pas grand-chose. Il paraît qu'on la lui avait amenée voilée. Un jour, elle a levé le voile, et, «pfft», il s'est sauvé. C'était la fiancée. La deuxième, il l'a épousée beaucoup plus tard. Et il a fait la guerre contre Tchang avec elle. Tchang l'a prise et l'a décapitée. Plus tard, Tchang et Mao ont fait mine de se réconcilier. Je crois bien qu'il existe une photo montrant Tchang victorieux et Mao qui feint de se soumettre. Et sur la photo on voit bien que Mao n'ose pas regarder Tchang en face. La troisième a disparu, je crois, du côté de Moscou.

Mais c'est l'histoire de la quatrième, l'actuelle, qui est fabuleuse. C'était une beauté, une Greta Garbo du cinéma chinois. Elle était communiste. Un jour, elle décide de tout abandonner pour aller rejoindre le Parti dans la montagne. Elle traverse la Chine, arrive chez Mao et lui propose de montrer des spectacles pour les combattants. Chez nous, on appellerait ça «le théâtre aux armées».. Il l'accepte. Puis il l'épouse.

Désormais, elle disparaît aux yeux de tous, elle abandonne sa carrière, son prestige, elle n'existe plus que pour lui. Elle en sera récompensée. C'est ensemble qu'ils entrent victorieux à Pékin. Et c'est quelque chose d'entrer dans Pékin en maître de la Chine. Ils peuvent s'installer dans la Cité interdite : cinq à six fois Versailles. Ils n'y vont pas. Ils choisissent presque en face une espèce de petit palais sibérien, construit, si je me souviens bien, par les Russes; un bâtiment d'une totale laideur. Et c'est là qu'ils s'installent. Et, de nouveau, elle ne fait rien que recevoir les maréchaux et les servir.

Et puis, c'est la Révolution culturelle. La Chine entre en ébullition. Elle le suit toujours. Et, soudain, au milieu du tremblement de terre, il a une idée. Il lui offre ce pouvoir nouveau qu'il est en train d'inventer. Et, puisqu'il le veut, elle obéit. Comme si elle n'avait jamais fait autre chose. La Greta Garbo chinoise que les ans ont fanée se métamorphose en une espèce de Jeanne d'Arc sans le bûcher. Celle-là a été successivement Clotilde et la Walkyrie. Peut-être est-ce symbolique. Je me demande si le temps de la femme douce n'est pas en train de disparaître. Peut-être les Walkyries sont-elles en train de sortir de leur tombeau. Le monde désormais change vite.

 

Télécharger le texte.

 

epouse_mao

 

Canton, juillet 1965. Après le spectacle L’Orient est rouge,

Malraux s’entretient avec Jiang Qing,

l’épouse de Mao et «ministre de la culture» de la République populaire de Chine.