E/1975.10.27 — André Malraux : «Entretien : Malraux parle de Franco», propos recueillis par Olivier Todd.

E/1975.10.27 — André Malraux : «Entretien : Malraux parle de Franco», propos recueillis par Olivier Todd, Le Nouvel Observateur [Paris], n° 572, 27 octobre – 2 novembre 1975, p. 42-43.


 

André Malraux

 

«Dans un pays moderne, une insurrection

– quelle qu'elle soit –

ne peut pas être plus forte que l'Etat – quel qu'il soit»

 

Todd — Et Juan Carlos ? L'héritier désigné, présomptif, est-il hors de course, comme l'affirme Santiago Carrillo ?

Malraux — Si Juan Carlos voulait faire le libéral, il aurait des ennuis avec sa droite. Toute de même, il n'arrivera pas comme un personnage envoyé par les dieux ! Il sera là avec ce qui reste de la Phalange et d'autres forces réactionnaires. S'il y a une insurrection, je ne le vois pas faisant longtemps du libéralisme. Supposons Franco mort : il y a lutte pour le pouvoir, comme à la mort de Staline. Cette lutte est très imprévisible dans ses résultats, très prévisible dans sa nature. Il faudrait savoir quelles sont les relations réelles de Juan Carlos et des organismes essentiels : les quatre polices, l'aviation, les unités de chars… Qui a la main sur tous ces organismes ? Ça m'étonnerait que ce soit Juan Carlos. S'ils sont entre les mains de quelqu'un d'autre (à moins qu'ils ne soient une douzaine !), c'est celui-là qui fera pencher la balance. Voilà les questions fondamentales : quel rôle peut jouer la seule réalité de masse organisée ? A-t-elle une chance ? Si elle joue cette chance, est-il possible qu'un gouvernement succédant à Franco – et dont on n'aura tout de même pas tué tous les chefs administratifs en deux heures – ne soit pas un gouvernement répressif, et plutôt plus que les autres. N'oublions pas qu'il y a en Espagne beaucoup d'Amérique latine. Or on peut faire de l'Amérique latine très sérieusement : Franco n'est pas indispensable. Vous pouvez avoir des gouvernements successifs mais assez informes, qui n'empêcheraient pas du tout la répression. Si vous avez un général de chars qui ne bouge pas, vous pouvez avoir trois Franco les uns derrière les autres.

Todd — Vous ne croyez pas à une transition facile, à une surprise ?

Malraux — Je ne crois pas à la transition facile. Je ne suis pas très optimiste, parce que – c'est capital – je ne suis pas sûr que, dans un pays moderne, une insurrection – quelle qu'elle soit – puisse être plus forte que l'Etat – quel qu'il soit – s'il est résolu.

Todd — Que pensez-vous de Santiago Carrillo ? Et du type de communisme qu'il représente ?

Malraux — Ce qu'on m'en a dit est positif.

Todd — Comment percevez-vous le phénomène de l'autonomisme basque ?

Malraux — Les autonomismes me paraissent des choses qui font partie de notre époque. Mais en tant que… grelots. Les Bretons, les Basques, les Corses, c'est comme les étudiants : alors entrent les fous de Shakespeare.

Todd — Que pensez-vous du terrorisme basque ?

Malraux — Les Basques sont très courageux. Ils constituent vraiment une race. Leur affaire, ce n'est pas une histoire de département. La conscience basque est forte, vraie. Si elle pense qu'elle doit défendre le monde, la transcendance basque par le terrorisme, alors ses militants sont capables de pratiquer un terrorisme excessivement sérieux, comparable à celui des Russes.

Todd — Approuvez-vous ce terrorisme ?

Malraux — La première question, ce n'est pas : approuvons-nous ? C'est : parlons-nous de gens capables de ? La tenue des Basques a été parfaite.

Todd — Vous en aviez beaucoup dans la brigade Alsace-Lorraine ?

Malraux — Oui. Remarquables.

Todd — Quelle incidence l'affaire du Sahara espagnol peut-elle avoir sur la situation actuelle ?

Malraux — Du décor. Ce n'est pas sérieux du tout.

Todd — Fouillant les photothèques, on a retrouvé Charles de Gaulle à côté de Francisco Franco. De Gaulle aurait dit : «Vous êtes le général Franco, j'étais le général de Gaulle». Quel effet vous fit cette photo en 1970 – et aujourd'hui ?

Malraux — Le général de Gaulle était parfaitement libre de ses rapports personnels. Et moi aussi. Je sais pourquoi il a vu Franco; il estimait que les lettres les plus émouvantes qu'il ait reçues quand il a quitté le pouvoir étaient de Mme Churchill et de Franco. Cela dit, il n'était plus au gouvernement. Je n'étais plus son ministre. C'était entièrement privé. Moi, quand j'ai fait escale à Valence, j'étais seul…

Todd — André Malraux, visiblement, vous êtes très touché par la situation espagnole aujourd'hui. Sous de Gaulle, certains pensaient que vous vous taisiez et que vous étiez mal à l'aise, par exemple lorsque la police française collaborait avec la police espagnole en pourchassant les militants révolutionnaires espagnols.

Malraux — Il y a eu beaucoup de passoires.

Todd — Vous avez aidé ces passoires ?

Malraux — J'ai toujours aidé les passoires. Le Général connaissait très clairement ma position sur l'Espagne. Elle était sans ombres.

Todd — Vous avez fait des remontrances au Général ?

Malraux — Non. Il ne les aurait pas acceptées. Mais il trouvait tout à fait normal qu'un de ses collaborateurs ait sur l'un des sujets déterminés sont point de vue. N'oubliez pas que le sien était que la France aurait dû intervenir au début de la guerre civile espagnole, que la France aurait dû aider les républicains, qu'on aurait dû aller plus loin que Blum. De Gaulle pensait cela non pour des raisons idéologiques mais pour des raisons nationales. Tous les gens qui le connaissaient savent très bien que c'était sa position même lorsqu'elle s'exprimait dans des conversations antirépublicaines. Pour de Gaulle, la France ne devait pas se payer le luxe d'une troisième frontière ennemie. A ce moment-là, tout le monde songeait non pas à la neutralité de Franco mais à l'entrée en guerre du caudillo aux côtés des autres : Hitler et Mussolini. De Gaulle estimait qu'il fallait neutraliser l'Espagne.

Todd — Il vous en a parlé ?

Malraux — Oui. Dans la perspective que j'indique : hors de tout point de vue social. Il ne m'a jamais parlé du problème social en Espagne. Son point de vue ? Royal, si vous voulez : le roi de France n'eût pas toléré…

Todd — Supposons qu'il y ait une guerre civile en Espagne, quelle devrait être l'attitude de la France ?

Malraux — Il faudrait voir les conditions de cette guerre civile. Quand nous parlons de l'autre, nous évoquons une situation dans laquelle il y avait d'abord l'antifascisme et ensuite la puissance fasciste, la menace fasciste sur l'Union soviétique, sur le monde tout entier. Par conséquent, s'il y avait une révolution en Espagne, il faudrait se demander s'il y a du Hitler ou du Mussolini sous une forme ou une autre. Alors, la situation est la même. Mais, si c'est un pugilat entre les anarchistes catalans et les formes de répression technicisées, le problème ne me paraît pas généralisable. Je ne crois pas que des étrangers arriveraient. Pendant la guerre civile espagnole, il y avait des étrangers parce que l'Espagne avait une certaine valeur symbolique. La Révolution française a fait école, de la même manière. Et pas Cromwell.

Todd — Donc, vous ne seriez pas automatiquement partisan d'une intervention. Mais où seraient vos sympathies ?

Malraux — Par rapport à qui ? Nous sommes en train de supposer qu'il y aurait un gouvernement de gauche. Or je ne crois pas à un gouvernement de gauche. Les forces répressives, on les voit. Mais de l'autre côté ?

Todd — Le caudillo mort, retourneriez-vous en Espagne ?

Malraux — Cela dépend du successeur.

Todd — Avez-vous envie de revoir l'Espagne ?

Malraux — Oui. Absolument.

 

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