E/1975.11.03 — André Malraux : «Le Document de la semaine. Malraux par Malraux», propos recueillis par Olivier Todd, Le Nouvel Observateur [Paris], n° 573, 3-9 novembre 1975, p. 96-97, 98-100, 107, 108, 113, 115, 116, 124, 132, 138.
Malraux par Malraux. Entretien avec Olivier Todd
Extrait 1
Todd — Avez-vous l'impression, avec les Antimémoires, fusion du réel et de l'imaginaire, d'avoir créé un nouveau genre littéraire ?
Malraux — Sûrement. Mais ce n'est pas ce que je cherchais. Quiconque fait quelque chose qu'on ne faisait pas crée une forme. Un peintre qui peint dans un style ne recoupant aucun style est forcément un créateur de style. Sinon que serait-il ? Un photographe.
Todd — Imaginez-vous critique d'Hôtes de passage pour, disons, la N.R.F. Pour la forme, que diriez-vous ?
Malraux — Tout le temps qu'il n'y a pas eu Le Temps retrouvé, il n'était pas possible de faire autre chose que des paris sur Proust. Nous l'avons lu au fur et à mesure. Mais, quand on l'admirait, il y avait toujours cette question : quelle est la perspective ?
Todd — Vous ne serez vraiment jugé et jugeable que quand l'ensemble des Antimémoires aura paru ?
Malraux — Le critique raisonnable devrait penser : «Puisqu'il le publie j'ai bien le droit de le juger». Mais il faudrait voir une totalité – je n'aime pas le mot, bon ! – de structures intérieures. En peinture, quand vous avez fait la moitié d'un tableau, cette moitié oriente le possible de l'autre. Même chose pour un livre très étendu qui n'est pas une fiction.
Todd — Certains critiques ou ne vous comprennent pas du tout, ou n'aiment pas ce livre. Mais «Malraux», c'est, pour ainsi dire, au fronton : alors on construit son article avec quelques méchancetés suivies de gentillesse ou inversément.
A. Malraux — Ce n'est pas tellement nouveau. Ce fut le cas pour les grands romantiques. Le fait qu'une personnalité qui touche l'histoire est quelque chose d'irritant, je n'ai pas de peine à le concevoir. Mais si je fais le bilan, j'ai été aidé par la critique depuis le début. Elle a servi de relais entre le lecteur et moi. Qu'est-ce qu'un écrivain peut demander de plus ?
Extrait 2
Todd — Revenons vers l'Europe, en passant par le Proche-Orient. Il y a dans Hôtes de Passage, une petite phrase qui intrigue. Vous parlez, presque au vol, d'un juif : «Déjà un sioniste… courage et efficacité». On a murmuré que concernant Israël, vous n'étiez pas d'accord avec certaines attitudes du Général.
Malraux — Le problème d'Israël ne s'est jamais trouvé dans mes attributions. Il n'a jamais été réellement discuté en conseil des ministres. J'aurais été bien plus pro-israélien que le général de Gaulle mais je n'étais pas contre son désir d'établir de bons rapports avec les Arabes pour une médiation possible. Ma position pour Israël était évidente mais elle n'était pas anti-arabe. J'aurais voulu ce qu'ont cru réussir les Américains – qui n'ont pas tellement réussi. La phrase des Antimémoires, c'est autre chose : il s'agit d'un juif iranien. Or, en Iran, quand j'y suis allé pour la première fois, vers 1929, lorsqu'on tuait un israélite, on payait encore la rançon en argent noir, en bronze, pour marquer que ce n'était pas une vraie vie humaine. Alors les gens qui venaient de là, qui montraient du courage et de l'efficacité, c'était fort bien. C'est cela que je veux dire avec «sioniste». Mais à cette époque, il n'y avait pas encore de sionistes. Le fils de ce juif iranien est sûrement dans l'armée israélienne.
Extrait 3
Todd — Vous n'êtes pas un homme de droite mais vous êtes un homme qui a soutenu de Gaulle, et lui s'appuyait, entre autres, sur des forces de droite.
Malraux — Oui. Mais il les a parfaitement écrasées quand il a eu besoin de le faire. Dans les suppléments aux Chênes qu'on abat, qui vont être dans le tome III des Antimémoires, il y a cent pages sur cette question. Cela soulève beaucoup de problèmes. Ainsi : comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais battus avec les communistes ? …
Todd — Vous, les gaullistes ?
Malraux — Oui.
Todd — Les armes à la main ?
Malraux — Normalement. En 1947, mes amis allemands disaient : «Chez nous, avant l'arrivée de Hitler au pouvoir, quand cela a commencé à être sérieux, dans chaque bistrot, tous les jours, il y avait un blessé ou un mort parce que les gens qui parlaient parlaient politique. Cela allait de soi». Or, chez nous, personne ne tue personne. Nous ne pouvons pas prendre cela au sérieux. Cela me fait penser à Max Torrès quand il me dit, en Mai 68 : «Vos étudiants sont des petits-bourgeois, les Mexicains étaient bien plus sérieux». Une fois de plus, je ne peux pas concevoir le général de Gaulle comme un homme de droite. Nous ne sommes pas du tout dans des notions marxistes. Nous évoluons dans des notions quasi théâtrales, émotionnelles. Au bout du compte, pour toute une catégorie de gens, être ce qu'on appelait de gauche, c'est d'ordre sentimental. Ce qui n'est pas sentimental, qui est nouveau, intéressant, c'est qu'il n'y a plus de droite avouée.
Todd — Vous êtes-vous vu, André Malraux, comme le trait d'union entre de Gaulle et la gauche ?
Malraux — Oui, absolument.
Todd — Avez-vous l'impression que cela a été une réussite ?
Malraux — Non. Mais on a réussi d'autres choses.
Todd — L'événement des dernières années, sur le plan politique français, est la résurrection du parti socialiste. Comment voyez-vous ce socialisme français ?
Malraux — Pas d'avis. Je ne peux avoir une opinion à la lecture des journaux. Et je n'ai pas une expérience. Le hasard ferait que j'ai de l'amitié pour trois ou quatre militants socialistes – mettez Rocard –, cela m'intéresserait de savoir ce qu'ils pensent… Tout de même, il y a dans le socialisme français un fait nouveau : l'opinion mondiale est en train de cesser de penser qu'un socialiste est nécessairement dupe d'un communiste.
Todd — Le projet autogestionnaire ?
Malraux — Pas compétent !
Todd — Et François Mitterrand ?
Malraux — Les hommes politiques ne m'intéressent pas.
Todd — Ne vous intéressent plus ?
Malraux — Ne m'intéressent plus. Quand j'avais affaire à eux, ils m'intéressaient forcément. Je ne veux pas faire du dédain, je préfère faire le mort.
Extrait 4
Todd — André Malraux, on est souvent fasciné, troublé ou irrité par la fusion de l'imaginaire et du réel dans votre œuvre et dans votre vie. Je pense à la difficulté de savoir quelquefois qui parle dans certains ouvrages, comme le dernier, ou bien au fait que vous vous soyez souvenu d'avoir rencontré Lawrence d'Arabie ou Tito alors que certains historiens décrètent que vous n'avez pas pu les rencontrer…
Malraux — Tito ne s'appelait pas Tito. Et je m'en prévaux fort peu. Je l'ai rencontré sur une poutre au stade Buffalo, dans une manifestation antifasciste. Tito s'appelait Broz alors. Manès Sperber devait être là. Nous avons continué à entendre et à regarder sans risquer d'être flanqués par terre par la foule en nous collant sur cette poutre. Quant à Lawrence, je l'ai vu quelque chose comme vingt minutes. Il souhaitait que je fasse une préface pour le bouquin d'un type auquel il s'intéressait énormément…
Todd — J'en reviens à cette question fondamentale : le vrai, le faux et le «vécu». Je pourrais formuler cela d'une façon différente, quoique pompeuse : qu'est-ce, la vérité, selon vous ?
Malraux — Ma première réponse est banale : c'est ce qui est vérifiable.
Todd — Vous êtes très positiviste…
Malraux — C'est la théorie du père Brunschvicg. Il y a une autre réponse : ne pas croire à une vérité comme les bolcheviks. C'est une donnée excessivement précise. On ne sait pas tellement bien ce qu'est la dignité : on sait très bien ce qu'est l'humiliation. Je ne suis pas sûr de savoir ce qu'est la vérité, je ne l'oppose pas au mensonge : je l'oppose à ce qui est son absence. Et l'absence de la vérité, je sais très bien ce que c'est.
Todd — Dans Hôtes de passage, Schweitzer vous dit : «Toute pensée qui se pense jusqu'au bout s'achève dans la mystique». Reprenez-vous cela à votre compte ?
Malraux — Non. N'oubliez pas que dans les Antimémoires il y a un assez grand nombre de phrases qui sont là non pas du tout parce que je les approuve mais parce que je leur trouve, dans l'ordre intellectuel, une valeur poétique. Je conçois très bien quelqu'un qui pense ainsi.
Todd — Vous récuseriez d'avance ceux qui discerneraient en vous un croyant potentiel, un converti du lit de mort ?
Malraux — Je ne crois pas beaucoup aux conversions du lit de mort.
Todd — Dans votre livre, vous croisez le surnaturel et l'irrationnel…
Malraux — Au milieu d'un fatras terrible, d'un marché aux puces, il y a – l'électricité derrière le paratonnerre – des domaines qui se mêlent à l'heure actuelle dans ce qu'on appelle la métapsychie. Certains sont sûrement importants. Maintenant, peuvent-ils entrer dans notre pensée ? Je n'en sais rien. Le médium vous dit : «J'ai certainement un don mais je ne le gouverne pas. C'est lui qui vient ou qui ne vient pas». Bon. Après tout, Victor Hugo vous en aurait dit autant : «C'est bien moi qui ai écrit “Olympio”. Je ne l'écris pas tous les matins». Et puis, le Titien ne peint pas La Nymphe et le Berger tous les jours.
Todd — A quoi travaillez-vous en ce moment ?
Malraux — Je travaille beaucoup. Tout ce qui est à l'état de fatras doit aboutir à l'état de volume. Je corrige les épreuves du tome II des Antimémoires qui paraîtra en «Folio»… Le dernier volume de la Métamorphose des dieux, l'Intemporel. Pour des raisons techniques, je dois modifier le Tourment. Pour le reste, je voudrais faire sur la littérature l'équivalent de ce que j'ai fait sur la peinture.
Todd — Fichtre ! C'est énorme !
Malraux — Non. Ce serait relativement court, deux cents pages. Que veut dire le mot «métamorphose» en littérature ? Il est évident qu'il s'est passé absolument la même chose qu'en peinture. Ce n'est pas vrai du tout que nous regardons le Parthénon comme les gens qui l'ont fait. Mais ce n'est pas vrai non plus que nous lisons l'Illiade comme les gens qui l'ont écoutée.
Todd — Dans vingt ans, comment présenterons-nous André Malraux à nos petits-enfants ? Dirons-nous : écrivain, éditeur, révolutionnaire, homme politique, critique d'art… ? Je vous demande une épitaphe pour l'heure où votre vie sera «transformée en destin».
Malraux — Forcément : écrivain. On imagine Gide : «Ecrivain, hélas !» Mais je n'accepte ni le «hélas» ni le point d'exclamation.