E/1976.07.19 — André Malraux : «“Allô, ici les chats de Malraux…”», entretien accordé à Claudine Vernier-Palliez

«“Allô, ici les chats de Malraux…”», entretien accordé à Claudine Vernier-Palliez, L'Express, n° 1306, 19-25 juillet 1976, p. 44-47.


 

André Malraux

 

«Allô, ici les chats de Malraux…»

Une interview exclusive de Claudine Vernier-Palliez

 

Extrait 1

«D'où vous vient cette passion pour les chats ?»

— Je n'en sais rien, mais personne ne le sait jamais. Ils me fascinent, et je rêve souvent d'eux. Ils font partie de l'inventaire des rêves. Je ne crois pas plus aux explications des songes qu'à celles des lignes de la main. Cela dit, il y a quelque chose d'extraordinaire, non dans l'interprétation du rêve, mais dans le rêve lui-même. Vous constaterez que le vocabulaire des rêves n'a pas changé depuis les nuits de Babylone. Les deux animaux monstrueux sont toujours la pieuvre et l'araignée. Pour l'araignée, c'est normal. C'est l'animal vivant le plus ancien du monde. Mais il n'y a jamais eu de pieuvre à Babylone, qui ne se trouve pas au bord de la mer. Or, alors qu'un nombre considérable de civilisation ne le connaissaient pas encore, le chat faisait déjà partie des rêves de l'homme.

Les images des rêves ont suivi les hommes, à travers toutes les civilisations, avec une constance et une force qui n'existent que dans l'amour maternel. Alors, tous ces types qui ont vécu de tant de manière différentes, voilà qu'ils se mettent à roupiller, et qu'ils rêvent ce que les hommes rêvaient déjà aux débuts de l'humanité. A l'intérieur de l'image, il y a une logique de l'imaginaire. L'homme n'imagine pas n'importe quoi, c'est évident. Et il ne rêve pas n'importe quoi.

— La constance du chat dans les rêves est-elle due à sa beauté ?

— Disons à ce caractère particulier qui fait qu'un certain nombre d'artistes dans un certain nombre de civilisations ont eu avec les chats des rapports qu'ils n'ont eux avec aucune autre bête.

— La présence des chats vous aide-t-elle dans votre travail ?

— Oui, inexplicablement. Ils m'aident énormément quand ils sont sur la table, en sphinx, et qu'ils me regardent avec ces yeux attentifs particuliers aux chats. Baudelaire disait que son chat lui soufflait des vers. Ne soyons pas dupes. Un type aimant profondément les danois pourrait lui aussi, grâce à la présence de son chien, se mettre à faire des poèmes épatants !

— Quand vous travaillez, qui est le maître, vous ou le chat ?

— C'est tout de même moi. Quand ils viennent se coucher sur mes papiers, l'air goguenard, même s'ils trouvent que ce que j'écris est nul, je les balance avec considération. Je n'en suis pas à les laisser m'empêcher d'écrire. Alors, ils s'en vont, désabusés, et vont régner ailleurs.

— Vos chats vous soufflent-ils des idées ?

— Non, ils ne m'ont donné que des personnages farfelus. Je ne suis pas Shakespeare, mais supposons que vous posiez la question à Shakespeare. Il répondrait : «Ils m'ont donné mes fous.»

— Existe-t-il une société secrète de chats d'écrivains ?

— Sûrement. Mais pas sur terre. En Sibérie, le chef du village où se retrouvaient Trotski et Staline m'a dit : «Ils se rencontrent à l'étranger.» Eh bien, les chats d'écrivains se rencontrent à l'étranger. Pas de club, pas de banquet, pas même d'académie. C'est pas le genre. Un chat en habit vert avec un bicorne et une épée, quelle dérision ! Vous imaginez le chat de Baudelaire disant à son maître : «Tu n'es pas de l'Académie. Moi j'en suis.» Et le plantant là pour aller palabrer avec ses immortels confrères. Quelle honte pour le poète !

Le rapport des chats avec la littérature est tout à fait extraordinaire. Remy de Gourmont avait fait de son chat un fameux critique littéraire. Gourmont classait ses livres non par ordre alphabétique, mais suivant ses goûts. Les bons à portée de la main, les moyens au milieu et les plus mauvais par terre, à portée des griffes du chat. Pendant la vente publique de sa bibliothèque, on entendait l'aboyeur annoncer : «Ajalbert : tant de volumes lacérés. Apollinaire : intacts». Et comme ça tout au long de la vente.

— Ecoutez-vous les conversations de vos chats ?

— Oui, mais je ne les comprends pas toujours, et ils ne me disent pas tout. On dirait souvent qu'ils se fâchent pour des raisons imaginaires. Heine disait : «Les Français sont les seuls capables de se fâcher avec un ami parce qu'il leur a collé des claques en rêve.» Ils dorment chacun sur un fauteuil. Bon, tout va bien. Il n'y a pas d'objet de dispute. Tout à coup, Lustrée bondit, feule, se jette sur Fourrure, et la roue de coups. L'autre s'enfuit en hurlant, la queue entre les jambes. Tenez. Je vais vous montrer quelque chose : la très grande habitude que les chats ont du second mouvement.» 

Lustrée, boule noire, ronfle sur un fauteuil. Malraux l'appelle : «Lustrée, chatte sublime, viens ici. Miaou.» La chatte ouvre des yeux languissants. Elle se lève avec paresse, s'étire avec grâce et d'une patte se caresse l'oreille comme pour se recoiffer. Mais elle ne vient pas. Elle quitte le fauteuil, se dirige vers l'autre bout de la pièce et s'assoit sous la fenêtre. Elle regarde Malraux. Puis, sans hâte, se dirige vers lui. Au long du chemin, elle s'arrête devant tous les meubles, sur lesquels elle frotte son beau pelage. Une promenade d'une infinie lenteur. Quand nous reprenons notre conversation, sa cérémonie accomplie, la chatte saute sur les genoux de Malraux et s'y installe avec volupté.

«Je peux poser une question à la chatte ?

— Plein, plein, elle adore ça.

— Lustrée, pourquoi aimez-vous André Malraux ?

— Parce que les chats aiment les fous. Remarquez que je la considère un peu comme un meuble. Fourrure, c'est différent. Vous connaissez la fameuse inscription sur le collier du chat de Jean Cocteau : «Jean Cocteau m'appartient.» Malraux appartient à Fourrure. Elle a tous les droits. Elle vient le réveiller vers minuit et demi et se couche en rond sur sa tête. Elle prend toute la place sur l'oreiller, se lèche les ongles, les pattes, le dos. Bref, fait sa toilette dans un bruit d'enfer. Là, enfin, elle trouve que la vie est régulière. Cela peut durer des mois, et puis, elle change d'avis. Pendant des mois, elle ne vient plus, Peut-être bien qu'elle aime quelqu'un d'autre. Puis, un beau jour, ça recommence. Et voilà de nouveau Malraux heureux.

— Encore une question au chat : si André Malraux croyait en la métempsycose, pensez-vous qu'il souhaiterait devenir l'un de vous ?

— Le chat répondrait sûrement :

«Que voulez-vous qu'il fît ?» Moi, Malraux, je ne crois pas en la métempsycose. Mais je pense qu'elle est d'un intérêt absolument fantastique dans les pays où elle est si forte qu'elle anime tout ce qui est objet de métempsychose. Pourquoi les bouquets japonais sont-ils tellement épatants ? Parce qu'au Japon la métempsycose est dans les fleurs. Evidemment, si vous faites un bouquet en pensant que la rose, c'est peut-être vous, ce ne sera plus le même bouquet.

— Y a-t-il, parmi vos objets d'art, un ou plusieurs objets avec lesquels vos chats ont un dialogue particulier ?

— Dans les œuvres d'art, non. Ce qui les intéresse essentiellement, c'est le plateau sur lequel il y a le stylo, la gomme et la loupe.»

Malraux montre avec fierté un crayon mâchouillé et dit :

«C'est l'œuvre de mes chats. Périodiquement, je trouve un chat sur mon bureau qui balance par terre tous les petits objets de travail. Il joue avec pendant cinq minutes, et s'en va la queue en l'air avec un grand cri de joie. Et l'air de dire, dédaigneux : “Ça n'est plus intéressant. Laissons tomber.” Ils ont été très copains avec le chat en peluche dont on m'avait fait cadeau quand j'étais dans l'univers ripoliné de l'hôpital où les vrais chats n'entrent pas. Les infirmières de la Salpêtrière étaient éblouies par ce chat, angora, naturellement. Elles ne rataient pas une occasion de venir dans la chambre pour faire dire miaou au chat en lui appuyant sur le ventre. Et moi, pour qui tout était peut-être fichu, j'étais malade de rire. Un jour, avant de perdre conscience, je me souviens avoir vu Fourrure et entrevu dans l'obscurité le sourire du chat invisible d'Alice au pays des merveilles.

— Quelle est la réaction de la chatte devant la mort ?

— Elle s'en va. Comme moi, elle n'aime pas trop en parler. Tiens, bonjour, Fourrure. Enfin, te voilà !»

La chatte tigrée, aux yeux nacrés comme une lune d'Asie, revient de la chasse, un mulot entre les crocs. Elle le dépose aux pieds de Malraux.

«Merci, chat.»

Sourire complice de Fourrure, qui va se coucher sur un fauteuil, dédaignant la bête déchiquetée au milieu du tapis.

«Quand je vous disais tout à l'heure que les chats aiment les fous, effectivement, ce sont les seuls animaux qu'on laisse entrer dans les maisons de fous. La folie fait peur à tous les animaux, sauf aux chats.

— Toutes ces histoires de chats, de qui les tenez-vous ?

— De mes chats, bien sûr. Encore que je ne sais pas si la plus belle est de Louise de Vilmorin, de Jean Cocteau ou de moi. «Au coin du feu, un vieil Anglais, sa femme et un chat noir. Le chat regarde l'homme et lui dit : «Ta femme t'a trompé.» L'Anglais décroche son fusil et tue sa femme. Le chat s'en va et dit : «J'ai menti.»

Fourrure rejoint Lustrée sur les genoux d'André Malraux. Il caresse les deux têtes. Tendresses. «Vous êtes belles», souffle-t-il.

«Peux-on être un grand homme pour son chat ?»

Soudain désabusé, presque triste :

«On n'est jamais un grand homme pour personne.»

Un temps. Puis à nouveau radieux et, sur le ton de la confidence : «Mais on n'est pas obligé de le dire. Vous pouvez mentir.»

 

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La solitude de Lustrée après la mort de Malraux

 

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