André Malraux, «Allocution prononcée par Monsieur André Malraux aux assises de l'Union des jeunes pour le progrès, à Strasbourg, le 13 avril 1969», Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d. [1971], [4 p.].
André Malraux : «Allocution prononcée aux assises de
l'Union des Jeunes pour le Progrès à Strasbourg, le 13 avril 1969»
Compagnons de l'Union des Jeunes, détruisons d'abord un malentendu fondamental. Nous sommes ici pour vous aider à prendre conscience de la crise de la civilisation dans laquelle vous êtes appelés à vivre, mais c'est à vous seuls – un peu plus tôt, un peu plus tard – qu'il appartiendra de tenter de résoudre. L'humanité n'es est pas à une barricade près, entre celles qui font l'histoire et celles dont il ne reste rien. Si ce n'est pas la première fois que des étudiants s'insurgent, c'est peut-être la première fois que les adultes s'aplatissent ; et dans cette crise qui est plus celle d'une légitimité séculaire que celle de la jeunesse elle-même, nous n'ajouterons pas une démission à tant d'autres démissions. Mais il n'y a pas de destin par production, et votre destin sera ce que vous le ferez.
Pas tout seuls ? Non. Pas aujourd'hui ? Non, Les discours terminés, il s'agira de fixer votre organisation, votre action, vos objectifs, Mais du moins, dans ces jours où s'ouvrent vos premières Assises, savez-vous ce que vous ne voulez pas être ? Vous ne voulez être ni les jeunesses communistes, les jeunesses fascistes, les boy-scouts. Et la première noblesse de ce qui vous rassemble, c'est que, pour vous, toutes les voies d'hier sont barrées.
J'ai dit en Mai que la crise de la jeunesse était d'abord une crise de civilisation. C'est dans cette crise que vous êtes appelés à agir, c'est sur elle que vous fonderez votre action. Il n'est pas question de revenir en arrière. Nous ne sommes pas des nostalgiques du passé. Si le monde qui nous est donné doit être un monde tragique, c'est à vous d'en assumer la tragédie ; et s'il doit devenir un monde dérisoire, c'est à vous de lui arracher sa dérision.
Cette crise, nous savons qu'elle n'a pas eu de pareille depuis la fin de l'empire romain. Le dernier des grands empires s'effondrait, dans un fracas de dieux écroulés, devant ses empereurs et ses philosophes qui attendaient du stoïcisme tout et rien, pendant que là-bas, comme dit Benda, le petit Juif saint Paul s'occupait à organiser sa colère. Le Saint Empire romain germanique devait plus tard tenter d'assouvir le grand rêve né du souvenir de l'empire d'Auguste. Mais en attendant, c'était le temps du monde informe – comme aujourd'hui.
Ce monde qui s'écroule, c'est le monde des grandes monarchies, héritier de la chrétienté, et même peut être celui des grandes démocraties d'hier – des démocraties d'avant les machines. Le temps des grandes civilisations agraires dans lesquelles le pharaon Ramsès eût pu parler avec Napoléon alors qu'il ne pourrait parler ni avec M. Brejnev ni avec le Président Nixon. Ce temps eut ses dieux successifs, et l'homme trouva en eux sa raison d'être. Au XIXe siècle, il commença de la perdre, affirmant que la science la lui rendrait au XXe. Nous y sommes. A la veille de la conquête d'astres peut-être morts, dans la plus puissante civilisation que le monde ait connue et qui n'a pu créer ni un temple ni un tombeau.
C'est pourquoi la crise qui déferle est, beaucoup plus qu'en 1920, une crise de l'esprit. Elle atteint d'abord la jeunesse. Ce n'est pas elle seule qui fait vaciller la crise, c'est le monde intellectuel tout entier, professeurs comme étudiants, Et je veux bien que les chercheurs nous disent qu'ils ont trouvé dans la recherche leurs nouveaux dieux ; le malheur c'est qu'ils ne les aient trouvés que pour eux. Ce qui caractérise la jeunesse, ce n'est nullement qu'elle seule soit concernée, c'est qu'elle le soit tout entière, car les moins contestataires d'entre vous ne se réclament pas du monde d'hier, mais du monde de demain.
Robert Grossmann et André Malraux