E/1955.01.29 — André Malraux, «L'Entretien avec André Malraux. La gauche peut réussir», L'Express [Paris], n° 88, 29 janvier 1955, p. 8-10.
André Malraux
L'entretien avec André Malraux
La gauche peut réussir
Extrait 1 :
J'ai dit que si Mendès-France tombait, sa chute pourrait bien ressusciter la gauche libérale. A condition qu'il fût renversé par la droite, que son successeur fût de droite. Sinon, plus de pronostic – jusqu'au retour de la droite…
J'ai dit que dans ce cas, cette gauche serait peut-être anticléricale. Je ne suis pas anticlérical, et pas tellement libéral en politique (à ma connaissance, le ministère actuel n'est pas anticlérical non plus, d'ailleurs). J'ai dit que cette gauche ne serait pas nécessairement anticommuniste : si elle avait tort, ça n'y changerait rien. Un pronostic n'est pas un portrait.
Extrait 2 :
Je n'envisage de participer ni à un «regroupement» ni à un nouveau parti. Je ne suis ni mendésiste, ni néo-quoi-que-ce-soit : je suis gaulliste. Pour les raisons que l'on sait, et que le ton des Mémoires du général de Gaulle a rendues claires pour tout le monde. Cela dit, à vous de jouer.
Extrait 3:
Mais le député est aussi, plus noblement, le dernier recours de beaucoup de malheureux contre l'appareil de l'Etat, contre le mécanisme – si soumis ailleurs ! – qui leur semble toujours menaçant. J'ai vu naguère Léo Lagrange recevoir ses «électeurs» du Nord. Avaient-ils voté pour lui ? J'en doutais. Lui aussi. C'étaient de pauvres gens qui venaient lui demander de défendre leur droit, quand il n'y avait plus de guichet pour ce droit-là – ou quand il n'y en avait jamais eu. C'était souvent !
D'où ce fait singulier que les Français sont à la fois antiparlementaires et anti-césariens.
Mais constatez que le mélange d'ironie et de complicité que le Parlement inspire aux Français, la municipalité ne le leur inspire pas. Sauf s'il s'agit de puissantes municipalités, peu connues de leurs électeurs, et liées aux grandes affaires autant que le Parlement : Topaze est un personnage parisien. Dans une commune moyenne, et même dans maintes grandes villes, le maire qui a réussi est respecté, et à peu près inamovible. Mais ses administrés savent réellement ce qu'il a transformé. Ils ont souvent, sous une forme ou sous une autre, participé à la transformation. Ils l'ont presque toujours suivie.
Retenons donc ceci : en 1955, l'ironie, l'indifférence, l'abstentionnisme – et même le vote communiste des non-communistes – cessent lorsque les Français sont concernés par des faits et non par des principes. Ce n'est pas sans importance, car je vais essayer d'exposer de quels faits, de quelle action, une renaissance de la gauche me semble inséparable.
Extrait 4 :
Ma génération a passé des fiacres aux avions intercontinentaux, aux projets de fusées interplanétaires. Or la civilisation industrielle appelle manifestement une profonde modification des formes politiques nées au XIXe siècle – voire au XVIIIe. Les Etats-Unis n'ont pas changé leur Constitution, qui donne d'ailleurs à leur président des pouvoirs considérables, mais le Président Roosevelt a fait le «New Deal».
Extrait 5 :
Un Etat moderne n'est plus une administration et il ne peut devenir autre chose (surtout lorsqu'il s'agit de la France, où l'esprit civique est faible, comparé à celui de l'Angleterre ou de la Suisse), que s'il y existe un arbitrage réel. Si l'un des partis au pouvoir veut une infanterie, et l'autre un corps cuirassé, on ne résoudra rien en mettant un demi-soldat dans un demi-char. On peut faire une infanterie insuffisante, et des chars insuffisants pour l'appuyer : ça s'est vu. (On peut aussi faire des piles atomiques individuelles, pour actionner le train électrique du petit.)
Non seulement ce système assure assez bien la défaite au début de chaque guerre – notre défaite, pas celle de l'ennemi – mais encore il est incapable de répondre à une menace quelconque sur un plan quelconque, pour peu qu'elle soit grave. Il n'est pas fait pour ça.
On l'a vu dramatiquement en Indochine, On va le voir en Afrique du Nord. La politique colonialiste n'est pas la mienne, mais on peut la concevoir cohérente. La politique de création de l'Union française aussi. Celle qui proclame les Droits de l'Homme en refusant de les reconnaître, qui espère concilier les fellagha et les «gros colons» est inintelligible. En réalité, cette conciliation a été le plus souvent, naguère, celle des représentants réconciliés dans le partage du pouvoir, l'embrassade des avocats à la buvette du Palais. Reste à savoir si les représentés s'embrassent aussi.
Que les Français le veuillent ou non, ils devront changer la structure de l'Etat, pour lui rendre sa fonction véritable, qui est de gouverner – au sens où l'on gouverne un bateau.
Extrait 6 :
Comprenons bien qu'il y a dans toute idéologie de gauche, dans toute idéologie qui se réclame de la gauche, et même dans chaque numéro de L'Humanité, une revendication née du christianisme.
On lobectomise le cardinal Mindszenty au nom de la justice sociale; mais l'idée d'une justice à laquelle tous les hommes peuvent faire appel semble avoir été plutôt vague pour Périclès, et pour Cyrus, qui pourtant traita les vaincus plus humainement que tous les rois qui l'avaient précédé. Vous voyez-vous allant parler à César des droits des esclaves ? Vous vous seriez fait renvoyer au président de la Société protectrice des animaux.
Dans la grande chrétienté, la justice fut une dépendance de la religion. En somme, le «sentiment de gauche» naît lorsque les hommes les séparent, prennent la justice en charge. Initialement, ça a bien l'air d'être la forme que suscite un sentiment chrétien dans une société rationaliste. Cromwell n'est pas la gauche, mais Cromwell fait décapiter le roi au nom de la Bible.
Les civilisations non chrétiennes sont indifférentes à l'idée de justice sociale jusqu'à ce que l'Occident la leur apporte : elles connaissent les révoltes, non les révolutions. Le grandiose héritage indouiste du Mahatma Gandhi eût ignoré les Intouchables, si les droits de l'homme, héritiers des droits de l'âme, avaient été étrangers à l'avocat Gandhi…
Extrait 7 :
Si les martiens demandent à leur petit copain, revenu sur sa soucoupe volante, où «la classe ouvrière est au pouvoir», vous ne croyez pas que le petit copain répondra que c'est dans la banlieue d'Amsterdam, plutôt que dans celle de Moscou ?
L'utopie majeure est devenue la prise du pouvoir par le parti communiste, parce qu'il ne peut, pour longtemps, le prendre qu'en remplaçant le patron capitaliste par le patron russe. Ce dont le parti communiste s'accommoderait très bien; et les communisants, très mal. Et une gauche nouvelle, quelle qu'elle soit, ne peut lutter contre le parti communiste qu'au nom d'une réalité assez convaincante pour le rejeter à l'utopie.
Ce que fait la Russie, écrasant en face de ce que la France ne fait pas, ne le serait nullement en face de ce que pourrait faire la France, si les Français devenaient concernés par ce qu'elle fait. Et si la gauche ne se définissait plus par ce qu'elle désire, mais par ce qu'elle accomplit.
Extrait 8 :
Pourrons-nous réussir cette entreprise ? Ce n'est pas facile. Mourir l'est davantage : sauf au moment où l'on meurt. Croyons-nous qu'on rétablira la France facilement ? Au surplus, il y faut le talent politique de l'homme d'Etat, ou du groupe d'hommes, qui l'entreprend; et rien ne peut s'y substituer. Saint-Just avait les mêmes pouvoirs que les autres commissaires. Imaginez-vous la politique de Richelieu entre les mains de l'abbé Dubois ? Pour que Marx devienne Marx, il a fallu Lénine…
Extrait 9 :
Danton et Saint-Just sont morts guillotinés, mais il ne suffit pas de se faire flanquer par terre pour leur ressembler : Saint-Just avait promis la victoire, et il n'est mort qu'au retour de Fleurus. La plus grande tradition révolutionnaire n'est pas de tomber noblement, c'est de faire ce qu'on a promis au pays. La gauche est obsédée de figures légendaires, mais que la France redevienne la France, ce serait une assez belle légende ! Un homme l'a fait naguère, et il a été plus facile de l'attaquer que de l'oublier
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