Le shintô (de shin, les dieux, et tô, la voie) est un surgeon lointain des croyances et pratiques qui rendent hommage à la nature et aux âmes errantes. Cette tradition s'appuie sur un corpus de mythes recueilli dans le Kojiki et le Nihon shoki, mythes de création de la Terre et des relations entre les kamis, ces dieux qu'il faut éviter de confondre avec les dieux de nos cultures. Claude Lévi-Strauss s'est penché sur la valeur de ces mythes en des analyses qui montrent l'attrait que le modèle du Japon a exercé sur lui (L'autre face de la lune, le Seuil, 2011). Il me fit un jour cette remarque : «Si je n'avais pas été poussé vers l'Amazonie, j'aurais aimé étudier les complexités des structures japonaises».
La figure devenue la plus importante parmi les kamis est Amaterasu, déesse du soleil dont descend la ligne des empereurs. Dans la version du Kojiki, une scène capitale raconte comment elle rendit la lumière à la Terre. Tandis qu'elle accomplissait de bonnes actions, son frère Susanoo, dieu des Tempêtes, qui détruisait les rizières et répandait des déjections, se mit à l'agresser. Elle se réfugia dans une grotte céleste, plongeant le monde sous un voile de ténèbres. Comment la faire sortir ? Des millions de kamis se réunirent à la recherche d'une solution, mais rien ne faisait bouger la déesse. Uzume, Kami de la gaieté, trouva la bonne idée. Elle se mit à danser frénétiquement tout en se dénudant. Rires des kamis. Intriguée, Amaterasu entrouvrit la porte et demanda les raisons de l'hilarité. Uzume répondit : «Il y a ici un kami plus noble que vous. Nous sommes donc joyeux et nous rions et dansons.» Alors, d'autres kamis dressèrent un miroir face à la fente entrouverte de la grotte. Amaterasu y découvrit un soleil éblouissant. Profitant de son étonnement, un vigoureux kami attira Amaterasu à l'extérieur. La lumière revint.
Depuis plus d'un siècle, nous avons pris goût à l'interprétation des mythes. Une démarche stimulante qui n'est pas sans danger : à force de les détricoter selon les idées dominantes d'une époque, le risque guette de leurs enlever leur puissance sur l'imagination et l'inconscient dont les sources fertilisent la vie. Le génie des mythes est de rester ouverts et de présenter de multiples visages. Qui peut croire que le mythe d'Œdipe n'appelle qu'une clé, ou le fruit d'Ève un seul sens ?
Réconciliée avec elle-même
Certains ont interprété la sortie d'Amaterasu de la grotte par la jalousie éprouvée pour une déité plus lumineuse qu'elle. Rabaisser un mythe à de la psychologie élémentaire revient à ignorer que la traversée des siècles est la preuve qu'il exprime une vérité des profondeurs.
Je tente autre chose. Amaterasu sort grâce à son image reflétée dans le miroir. Elle est donc aspirée par la fonction qui est la sienne : donner la lumière. Ne faisant plus qu'une avec son image retrouvée, elle se réconcilie avec elle-même pour le bienfait de la vie. La puissance symbolique du miroir n'a pas fini de féconder la culture japonaise.
L'archipel japonais abrite des milliers de sanctuaires consacrés à Amaterasu. Parmi eux, les cent vingt-cinq dispersés sur l'espace sacré d'Isé, aussi grand que Paris, sont les plus honorés. Près de la mer, couverte de forêts, la région représente cet autre Japon, celui qui garde les mythes. Depuis l'an 692 de notre ère, le principal sanctuaire de cet ensemble est remplacé tous les vingt ans par un bâtiment à l'identique, érigé à côté de l'ancien qui sera détruit et dont les éléments de bois seront offerts à d'autres sanctuaires.
Voici longtemps, lors d'une première visite à Isé, l'ami inspiré qu'est l'écrivain Tadao Takémoto et moi avions pris un bateau à Tokyo, afin d'arriver vers la déesse du soleil sur l'élément qui vit naître chez nous la déesse de l'amour. La nuit tombée, nous nous retrouvons dans l'eau brûlante d'un onsen, le bain collectif tant prisé des Japonais.
Secouée par la houle, l'eau tente de rester horizontale tandis que le toit penche à droite, à gauche. Nous devisons nus.
«Nous avons du mal à comprendre votre notion d'éternité, dit Tadao Takémoto.
— Crois-tu qu'il nous soit facile de comprendre qu'un bâtiment clinquant neuf est la continuité du passé ?
— Vous vénérez les vieilles pierres, pas nous. Le sanctuaire est le même depuis plus de douze siècles.
— La pierre d'époque garde mémoire de celui qui l'a taillée.
— Pour nous, la mémoire est transmise par le geste inchangé de l'artisan. Après un moment de silence, il ajoute : un pétale qui tombe est une confidence de l'univers.»
L'année du «transfert», le sengû
Couleur paille et or, le sémillant et nouveau sanctuaire d'Isé a été construit à côté de l'ancien aux teintes décaties. Il sera démonté au printemps 2014. La cérémonie du 2 octobre 2013 représente le sommet du rituel : Amaterasu est transférée dans le nouveau sanctuaire, accompagnée d'un long cortège de prêtres et d'artisans semblables à ceux des temps anciens, puisque le passage des siècles est exempt de rides. A six heures du soir, les tambours annoncent que le Grand prêtre ouvre la porte de l'ancien sanctuaire. A huit heures, les prêtres lancent par trois fois un chant pareil à celui du coq. C'est le signe qui annonce le départ du cortège, dans la nuit que des flambeaux et des lanternes ouvrent avant qu'elle ne reprenne possession du silence. Les grillons tissent l'espace, les immenses cèdres cryptomères cachent une partie du ciel. Vêtus de noir, les invités gardent une immobilité qui rivalise avec celle des troncs. Le silence est un écho de ce vide si cher à la culture japonaise. A mes côtés, Tadao Takémoto et Shigeatsu Tominaga vivent en harmonie avec le rythme végétal conforme à l'esprit des lieux. La procession descend de l'ancien sanctuaire pour un trajet parmi les arbres devenus piliers de cathédrale. Alors s'élève le son assourdi des kotos, des chants et des danses kagura et des oh ! qui s'élongent. Après la confrérie des charpentiers, voici le frère de l'empereur et sa suite, suivis d'une longue cohorte de prêtres dont certains portent des sabres et des arcs. Les lanternes et les torches s'éteignent d'un coup en cette nuit où la lune est cachée. «Pures ténèbres» pour le passage de la déesse, représentée par un miroir enfermé dans un coffre porté par des prêtres, sous un voile de soie qui semble glisser sur la terre. Il est essentiel que la déesse demeure invisible.
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Nous remercions M. O. Germain-Thomas de son aimable autorisation concernant la publication de son article.