Malraux et le Bangladesh. — «Le Canard enchaîné», 22 septembre 1971, n° 2656, p. 1.

Malraux et le Bangladesh

 

Le Canard enchaîné, 22 septembre 1971, n° 2.656, p. 1.

André Ribaud : «Au Bengale, Malraux sera-t-il tué par une balle française ?».

 

L'épique, l'égrotant projet de Malraux rêvant, à 70 ans, de mettre sac au dos pour le Bengale, n'a pas soulevé d'enthousiasme les orphelins du général. On s'attendait à voir les godillots battre des pieds, le gaullisme retrouver la tripe héroïque. Mais, à part un éditorial de politesse dans La Nation et les encouragements d'un quarteron de gaullo-gauchistes, rien. Les voix officielles sont des voix du silence.

Malraux – telle serait la raison profonde de sa foucade – est indigné de l'indifférence de Pompidou et du gouvernement devant la tragédie du Bengale : des centaines de milliers de morts, 8 millions de réfugiés en Inde et l'on pense qu'il y en aura 3 millions de plus dans les deux mois à venir. Le Bengale, selon Malraux, c'est un super-Biafra et c'est trahir la mémoire du général et le génie profond du gaullisme que de ne pas prendre fait et cause pour les Bengalis : de Gaulle n'eût pas hésité, comme il n'avait pas hésité pour le Biafra. Pauvres Biafrais, soit dit entre parenthèses, que de cadavres et de ruines ne leur a-t-elle pas coûtés, la sollicitude du général !

Le regain de romantisme de Malraux ennuie et gêne les usufruitiers louis-philippards du gaullisme. Car le mot d'ordre à l'Elysée et au Quai d'Orsay est de tenir la balance égale entre le Pakistan et l'Inde, protectrice des Bengalis, de ne rien faire qui puisse alarmer ou fâcher le Pakistan. Le Pakistan est un grand ami de la Chine, qui est une grande amie de la France qui rêve de placer ses «Concorde» à Pékin et qui recevra ces jours-ci le ministre du Commerce extérieur de Mao. Le Pakistan est aussi un bon client de la France qui est son plus gros fournisseur d'armes : elle lui vend des avions Mirage, des chars AMX, des sous-marins. Elle a conclu avec le général Yahya Khan, terreur des Bengalis, de juteux contrats, du temps d'ailleurs où Malraux était ministre de De Gaulle, mais la main gauche du gaullisme ignorait, bien entendu, ce que faisait la main droite.

Vive le respect des contrats, Monsieur !

Alors ? alors si Malraux donne suite à son projet, peut-être apprendra-t-on un jour par une dépêche d'agence que, quelque part dans un maquis du Bengale, le romancier des Conquérants est mort, tué par une balle française d'AMX, de Mirage III ou d'Alouette. On ramènera son corps en France, on lui fera de grandes funérailles au milieu du deuil national. Le président Pompidou saluera sa dépouille, M. Dassault tiendra un des cordons du poêle, M. Debré, le Basil Zaharoff de la Cinquième comme le surnomma un jour son cher ami Poniatowski, prononcera l'éloge funèbre, dur et pur. Le cercueil sera porté en terre sur un char AMX.

Qui, peut-être le lendemain, partira pour le Pakistan en exécution d'un contrat d'armement.

Le Gaullisme continuera.


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