Un long article dans le «Canard», ça existe : nous l’avons lu, mais n’en disons mot.

Clément Ledoux : «Le ramasseur de glands», Le Canard enchaîné, 17 mars 1971, n° 2629, p. 7.

 

Ma parole, on se l'arrache ! Le même soir, à quelques minutes d'intervalle, André Malraux figure aux programmes des deux chaînes.

Sur la première, il est interviewé, en noir et blanc, par M. Roger Stéphane, ce Stéphane qu'Henri Jeanson, sans pour autant le traiter de Joyeuse, trouvait tout de même mignon. Un quart d'heure après sur la deuxième cette fois, et en couleur, c'est Mme Baudrier, deux susucres dans le sourire et le petit doigt en l'air, qui minaude devant le baron Tic. On raconte que Desgraupes 1er a voulu «griller» Jacqueline II. Les cadeaux qu'on ne fait pas entretiennent le suspense. Mais Malraux, lui, qu'est-ce qu'il voulait griller ? Les glands tombés du vieux chêne abattu, ce chêne des cendres duquel il espère renaître ? Drôle de phénix, qui mange de ce pain-là !

Devant M. Stéphane et Mme Baudrier, le ravissement me paralyse. La faute en est aux dieux qui les firent si belles. Devant Malraux au contraire, l'enthousiasme me soulève. J'aimerais être un Daumier doublé d'un Jérôme Bosch. Muse, passe-moi mes pinceaux, tu me feras la bise tout à l'heure.

Commençons par la mèche qui paraphe un front napoléonien, front mal assis entre deux sourcils boiteux, frappés de la même ataxie que la lippe et les pommettes. La face glabre de M. Malraux est comme un cimetière Saint-Médard où la convulsion serait de rigueur. Il agite la tête avant de s'en servir, et quand elle cesse de s'ébrouer, le tout clapote encore sur son élan. L'œil poussiéreux secoue nerveusement sa paupière à la fenêtre. L'oreille est vaste et calme; le menton double, flasque et méditatif. Les mains balancent la phrase, pas toujours en même temps, quitte à s'accrocher au passage, comme deux escarpolettes lancées en sens contraire. La voix hésite entre deux registres célèbres : Mauriac et la Callas. L'élocution ne suit pas la pensée. Le torrent a le hoquet. Il roule, comme des caillasses, un tas de noms illustres : Napoléon, Diderot, Alexandre, Tintin. On ne comprend pas très bien si c'est Diderot qui franchit l'Hellespont, et si Tintin est le Neveu de Rameau, mais il n'est jamais trop tard pour s'instruire.

Tout artistement érudit qu'il peut être, M. André Malraux a des coquetteries de pédant. Certes, il n'est pas le seul à s'amidonner de cuistrerie, mais de sa part c'est dommage. Qu'il a renié ou non, toute défraîchie, toute suspecte même qu'elle fut, l'image que l'on gardait d'un encore jeune Malraux, avait sa place à la cimaise où l'on accroche les illusions anciennes. Cela devient impossible. Même à la lumière frisante, le Clouet disparaît sous le faux Goya des «Désastres du gaullisme». Ce vieux monsieur au teint de jambon bouilli, qui râle de volupté chaque fois qu'il bégaie : «Le général» ne vaut même pas le prix du cadre. A la salle des ventes !

Si un acheteur se présente, qu'on lui offre donc en prime M. Roger Stéphane et son profil de revers de la médaille !

Quelle soirée, justes dieux !

L'abattage des chênes, suivi de l'abattement des saules pleureurs…

Muse, reprends mes pinceaux et passe-moi mon mouchoir.