A/1950.02.28 — André Malraux : «Le palais béant», «Carrefour», 28 février 1950, n° 252, p. 1 et 3.

A/1950.02.28 — André Malraux : «Le palais béant», Carrefour, 28 février 1950, n° 252, p. 1 et 3.

 

Peyré enfonce Arsène Lupin. Si le pays commence à suivre réellement cette affaire, c'est d'abord qu'elle est le meilleur roman policier de l'année; le héros pénètre dans les ministères par la cheminée et se retrouve dans les poches des puissants du jour : Fantômas en Indochine, la suite au prochain numéro de la commission d'enquête. Et dans l'ombre funèbre projetée par ce minuscule démon, grouille un pugilat inextricable : lutte des états-majors, lutte des polices, lutte des administrations, lutte des sociétés anonymes, lutte des partis. Quels services ne pourrait rendre l'énergie qui anime toute cette rage impuissante ?

Je n'ai pas le goût des scandales : la moindre familiarité avec l'histoire suffit à les mettre à leur place. Et la vertu communiste qui dépense tant d'argent à exploiter celui-ci, une main sur le cœur et l'autre sur le camp russe de Ravensbrück, porte à la méfiance. Mais ce grouillement sous lequel la France étouffe ? Puisqu'il y a des corrompus, si on parlait un peu des corrupteurs ? Et si, balayant à la fois toutes ces misérables ombres, on parlait, hélas ! de ce pays menacé de mort qui semble tenir à s'arracher les yeux pour ne pas voir ce qu'elles signifient ?

Elles signifient son inexorable affaiblissement. On nous dit que l'état-major américain en a tiré les conséquences. Je crois les plans américains à une échelle différente; et je crois qu'une France qui ne voudrait pas se défendre elle-même ne serait défendue par personne. Mais ce qu'on peut penser de tout cela à Washington m'intéresse moins que ce qu'on en pense dans le moindre de nos villages, car ce qu'on en pense à Washington sera vain pour nous, quoi qu'il arrive, si ce village s'en fout.

Que la guerre des armées doive éclater ou non entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, il est clair que les communistes sont présentement en guerre, en France, avec tout ce qui n'est pas la France stalinienne. Dans le premier conflit, la volonté de neutralité de la France ne la mènerait pas à la neutralité qu'elle proclamerait, mais à la mort qu'elle n'aurait pas le temps de proclamer : les proclamations ne suffisent pas à changer la géographie. Dans le second conflit, il n'y a pas de neutralité du tout. Chaque fois que le parti communiste arrête le relèvement de la France, la France n'est pas neutre, elle est battue (et chaque fois que les ouvriers, devant la hausse des prix qui, dans le système actuel, suit inéluctablement celle des salaires, se voient trompés, elle l'est aussi). Elle n'a donc pas à compter d'abord avec ses désirs, mais avec son ennemi et avec ses alliés. La seule question sérieuse est de savoir comme elle se défend. Et la commission d'enquête montre, une fois de plus, que le système présent est absurde parce que sa nature rend impossible toute coordination et toute continuité de sa défense, c'est-à-dire toute défense.

En face de son ennemi comme de ses alliés, la France ne peut compter qu'en redevenant une volonté. Prenons garde. Elle a fait – mal – la guerre de Sept ans, et la royauté en est peut-être morte; bien, les guerres de la Révolution et même de l'Empire; mal, celle de 1870; bien, celle de 1914. Elle n'a pas fait du tout celle de 1940. Mais les nations ne meurent pas des batailles qu'elles perdent, elles meurent des batailles qu'elles ne livrent pas. Il est temps de vouloir livrer celle-ci.

Il ne s'agit pas d'abord de savoir si Peyré reviendra ou non de Rio, mais de savoir si la France peut retrouver une conscience collective : ce qu'elle a appelé, vers 1790, d'un mot qu'elle a imposé au monde, la nation.

Il est sans intérêt de vouloir supprimer Peyré sans vouloir supprimer ce qui le suscite, et arrêter les tempêtes en cassant les baromètres.

Je sais de reste que notre plus puissant ennemi n'est pas le parti stalinien, mais l'indifférence désespérée avec laquelle tant d'hommes se répètent la phrase du vieux Renan : «La France se meurt, ne troublez pas son agonie…» Trente ans après cette fragile prophétie, la France était redevenue le pays le plus puissant et, somme toute, le moins malheureux du continent. La résurrection d'un pays peut prendre toutes les formes, sauf une : sa propre démission. Une volonté constante, le sens collectif retrouvé, des institutions efficaces contres les obstacles que des hommes doivent surmonter, et non contre ceux que devaient surmonter leurs grands-pères (aussi imparfaites qu'elles soient), ne sont pas sans action sur l'histoire : la Turquie n'était pas brillante un an avant Kemal, ni la Russie en 1916, ni la France à la veille du couronnement de Henri IV. Les grandes nations ont la vie dure.

A condition qu'elles veuillent vivre. Si elles ne veulent pas soigner leurs blessures, il est vain qu'elles poussent des cris devant l'odeur de la gangrène. Pourquoi ce pays s'intéresserait-il à ses généraux, s'il ne veut pas d'armée (je ne parle pas de casernes); pourquoi à une armée, s'il ne veut pas être une nation ?

La justice qui juge des erreurs et des fautes payées par la chair vivante ne peut pas être une abstraction académique, une machine à appliquer la loi. Peyré est maintenant bien dépassé. La Haute Cour réunie, qui jugerait-elle ? Ceux qui ont «touché». Mais les affaires ne sont qu'une partie de cette affaire; si nul n'avait touché une piastre, le grouillement eût été le même. On croyait que lorsque l'enquête se préciserait, on répondrait, selon l'usage, à la question initiale «Qui a laissé fuir le rapport Revers ?» : «Personne.» Non : c'est tout le monde. Si le grouillement ne l'a pas fait distribuer par des hommes-sandwiches, il s'en faut de peu. Mais si c'est le grouillement qu'il s'agit de juger, qui le jugera ? Clemenceau arrêtait Caillaux au nom de la guerre qu'il faisait; au nom de quoi la Haute Cour jugerait-elle, par-delà les délits mineurs, cette furieuse et morne mêlée ? Ses deux cents juges communistes condamneront des hommes pour avoir indirectement aidé Ho Chi Minh ? Les autres juges les condamneront pour n'avoir pas subordonné leur action à l'intérêt national, pour avoir préféré à celui-ci leur idéologie, celle de leur parti (je ne cite pas même leur intérêt) ? Allons ! la Haute Cour ne pourrait les reconnaître coupables que du délit d'exagération…

L'accompagnement de marche funèbre qui se déploie sous cette comédie ne vient pas de ce que le pays ne croit pas aux coupables, mais de ce qu'il ne croit pas aux juges. Qu'ont à faire ici les personnes ! Seuls comptent l'absurde système, et l'impitoyable vide que découvre le pays là où il attendait encore obscurément la France, le grand trou des palais béants après les bombardements. Parmi ceux qui remontent aujourd'hui le grinçant automate qui, sous le nom de Justice, frappera – peut-être – Peyré, chaque Français craint d'apprendre un jour que se trouvait un autre Peyré ricanant.

Téléchargement.