n° 117, décembre 2011 • Régis Debray : «L’art à l’estomac, ou l’anti-Malraux» (2005)

 

Les raisons d'un rejet

Une précision, d'abord. Relire les Écrits sur l'art est un euphémisme. Parce que au fond on ne les a jamais lus, ou si peu. C'est devenu possible grâce à l'exploit éditorial de Gallimard, qui a transformé une série indéfinie d'in-quarto introuvables en deux in-octavo illustrés en couleurs, ainsi qu'un minutieux et remarquable encadrement critique. On avait jusqu'ici des lambeaux, des raretés, un bras par-ci, une jambe par-là. On a maintenant, par le génie du papier bible, le Malraux imaginaire, comme on avait eu, par le génie de la photo, Le Musée imaginaire.

La malédiction qui pèse sur cette somme ne sera cependant pas levée de sitôt par le tour de force technique de la Pléiade. À preuve, dans les comptes rendus de presse, superficiellement élogieux, l'absence de lecture attentive, de tout examen au fond – et le maintien de la tradition assassine (Gombrich, Duthuit, etc.) dans nos journaux dits sérieux.

L'éreintement a sa part de légitimité. Malraux ne l'a pas volé. On peut même se demander s'il ne l'a pas cherché, si l'émetteur n'a pas tout fait pour mettre en échec sa réception.

Du jeune auteur de La Tentation de l'Occident, son ami Drieu disait, dans les années 1920 : « Des éclairs et de la fumée. » Il a fait de l'énigme un style, y compris un style de vie (le moi fabulateur effaçant toute distanciation entre le romancier et sa créature). Le Musée imaginaire a porté à son comble l'art des points de suspension, les mots valant moins pour ce qu'ils désignent que pour ce qu'ils suggèrent. D'où un va-et-vient chez le lecteur entre le coup de foudre (par l'éclair) et l'asphyxie (par la fumée).

L'Université n'a vu que le fumeux, et donc rien retenu du tout. Nos départements « Esthétique et théorie de l'art » l'ignorent (où fleurissent à l'envi Adorno, Horkheimer, Deleuze, Benjamin). L'Université, on le sait, n'est pas un lieu d'invention mais une machine de répétition : ça ne crée rien, mais ça reproduit bien. Donc, côté étudiants, panne de transmission. Quant au public cultivé… Malraux est trop érudit pour les littéraires, trop littéraire pour les érudits. Il ne parle pas le philosophe, tout en alignant les philosophèmes. Le chaman tempère, mais en fait aggrave, un certain kitsch cosmo-lyrique (la main tremblante dans le crépuscule, le chant des constellations, etc.) par l'ellipse mallarméenne, en sorte qu'un grincheux peut lui reprocher à la fois l'emphatique et l'abscons, télescopage propre aux incantations du sorcier comme du prophète.

Comment un médiologue peut-il expliquer ce long rejet, par les diablotins de la critique comme par les spécialistes de l'histoire de l'art ? Quelques pistes, en passant.

D'abord, cet Argonaute pratique le tour du monde en quatre-vingt mots. Ce qui donne le tournis. Ce goût aujourd'hui démodé du panoramique et de l'histoire philosophique (genre Spengler ou Toynbee) produit l'équivalent littéraire des grandes machines à la Cecil B. De Mille, à la Abel Gance. Elles n'ont plus cours à l'ère de « l'idiotie dispersive » et du Nobel analphabète. Cela dit, sa monographique méticuleuse et fouillée sur Vermeer ne cadre nullement avec l'accusation classique des spécialistes : « pensée de survol ».

Ensuite, le style constamment allusif qui ne respecte pas la déontologie critique (sans notes, sans dates, sans noms d'auteurs) s'aggrave avec la tactique connue de l'autopromotion : ne jamais citer ses contemporains (et, en ce qui le concerne, les classiques non plus). Élie Faure et Benjamin : il gomme autant qu'on peut les sources. Malraux est un critique perçant, mais sans scrupules. Il ne joue pas le jeu des travailleurs de la preuve.

Enfin, son génie du collage et du montage a pour envers une rhétorique de l'asyndète généralisée qui, télescopant trois millénaires et deux continents en une phrase, laisse le lecteur ébahi, étourdi et, à la fin, estourbi. André la Sibylle a 39 de fièvre. Perpétuellement survolté, sans plage de repos, c'est le tir tendu. Trop de hauteur de ton garantit l'essoufflement chez l'homme des vallées qui tente de suivre le guide.

D'où le côté hors-la-loi de cet officiel (ministre d'État, donc mauvais sujet), et le too much de l'œuvre. Sa lecture fatigue autant qu'elle ravit. Et, sur le fond, un philosophe professionnel ajoutera que non, trop facile. Il ne suffit pas de renoncer au pia-pia Diafoirus et à la note en bas de page pour être à l'esthétique ce que Zarathoustra est au prof de philo. « L'art relève la tête quand la religion perd du terrain » : Nietzsche l'avait pronostiqué, Malraux l'a pratiqué.

 

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Texte publié avec l’accord de l’auteur.

 

© Présence d’André Malraux sur la Toile / www.malraux.org 

Texte mis en ligne le 23 décembre 2011

 

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