Texte repris du hors-série n° 1 de Présence d'André Malraux, 2004 : actes de la journée d'étude consacrée à «Malraux et l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France», BNF, 23 mai 2013.
Michel Melot
André Malraux et l’Inventaire général
Pour en assurer la pleine intelligence et en mesurer la réelle ambition, l’entreprise de l’Inventaire général réclame pour Michel Melot, responsable de l’Inventaire, d’être ramenée à ses principes, que Malraux a formulés clairement, bien qu’ils n’aient pas toujours été entendus, dans son discours lors de l’installation de la Commission nationale de l’Inventaire, le 14 avril 1964. Alors la création de l’Inventaire, replacée au coeur de l’aventure d’une pensée de l’art, apparaît comme la mise en question, voire en accusation, des valeurs communes d’une civilisation et de la notion d’art elle-même. Et l’Inventaire peut être analysé comme le matériau que Malraux a voulu réunir pour le quatrième tome, encore imprévisible, de La Métamorphose des dieux.
Reprenons les choses où Malraux les a laissées. La dernière phrase de son dernier ouvrage sur l’art, intitulé L’Intemporel est la suivante : «Nés ensemble, le musée imaginaire, la valeur énigmatique de l’art, l’intemporel, mourront sans doute ensemble. Et l’homme s’apercevra que l’intemporel non plus n’est pas éternel». L’annonce que Malraux a pris le soin de faire selon laquelle le Musée imaginaire va fermer, peut surprendre. Si le Musée ferme ses portes, qu’adviendra-t-il de l’art après l’Intemporel ? Je voudrais soutenir ici la thèse selon laquelle l’Inventaire général est un des moyens que nous nous donnons d’écrire l’histoire de l’art après la conception que notre civilisation s’en est faite.
André Chastel est l’un des rares historiens de l’art à avoir bien lu et compris Malraux. Il souligne l’importance de cette phrase et c’est par elle qu’il introduit le long compte-rendu qu’il donna de L’Intemporel. Chastel avait déjà fourni, à propos de l’Inventaire, une explication de ce texte à venir en comprenant, comme Malraux, que la conception de l’art que nous a léguée la philosophie classique, ne résisterait pas au monde industriel : «Il y aura lieu, écrit-il, de suivre attentivement l’affaiblissement progressif de la notion d’œuvre d’art et l’affirmation correspondante de celle d’objet». Plus loin il déclare : «Le développement de cette enquête exhaustive sur toutes les manifestations de l’art humain aligne assez nettement l’histoire de l’art sur l’histoire des choses. Les arts mineurs, l’architecture mineure sont pris en considération et obligent à trouver des articulations neuves pour rendre compte de leur histoire lente et lourde, qui émerge peu à peu, région par région. Les ouvrages médiocres et populaires, loin d’être dédaignés, font l’objet de réflexions et d’hypothèses. On montre avec soin combien tout adhère à la fonction, répond à un programme, obéit aux hiérarchies, figure des valeurs communes. Ce déplacement de l’intérêt compromet-il l’attention à la qualité, aux valeurs spécifiques que l’histoire de l’art tendait à retenir pour fondamentales ? Cela ne serait possible que si la discipline ne s’adaptait pas à la situation nouvelle, et ne réorganisait pas, à l’occasion de cet extraordinaire élargissement de son domaine, ses concepts et ses instruments». Et Chastel conclut d’une formule qui ne peut pas ne pas faire penser à celle de Malraux et qui m’autorise à poser la question que je posais d’emblée : «Il s’agit pour elle [la discipline] de passer de l’ère du musée à celle de l’inventaire général. Entreprise difficile mais nécessaire».
La contradiction entre cette conception contingente de l’art et la vision universaliste affirmée partout par Malraux, d’une sorte d’élan vital qui traverse les générations et les continents, qui a pour objet principal de défier la mort et de rivaliser avec les dieux, cette contradiction n’est qu’apparente. Il faut bien distinguer le phénomène qu’on appelle «l’art», que Malraux appelle «le monde-de-l’ art» contemporain de celui du musée, y compris le musée imaginaire, d’un phénomène beaucoup plus vaste qui est celui de la création humaine, c’est-à-dire de cette faculté qu’a l’homme de produire des objets symboliques ou de projeter des valeurs symboliques sur des objets existants. Cette faculté est bien universelle, comme peut l’être le langage. Mais elle prend des formes très variées selon les siècles et les lieux. Elle se confond avec le phénomène religieux à qui l’art, selon André Malraux a emprunté la transcendance. Ce qu’on appelle l’art, se caractérise par la singularité de son créateur, l’artiste, et par sa distinction avec tout fonctionnalisme, qui fait de l’œuvre d’art un objet qui porte en lui sa propre finalité. Qui ne voit aujourd’hui que ces catégories ne sont plus pertinentes ? La singularité de l’auteur, pour ne pas dire la solitude de l’artiste vole en éclat avec l’industrie culturelle et les impasses juridiques actuelles sur les droits d’auteur en sont le témoignage. Ce thème hante le dernier ouvrage d’André Malraux : L’Homme précaire et la littérature. Quant à l’opposition classique entre œuvre d’art et objet fonctionnel, André Chastel en avait souligné la désuétude, toujours en parlant de l’Inventaire général : «[…] L’irruption d’un point de vue largement anthropologique conduit à une extension elle aussi inévitable du domaine : les frontières entre l’artistique et l’utile sont difficiles à tracer… Les lignes de démarcation entre l’œuvre d’art, l’objet d’équipement, l’objet folklorique sont loin d’être toujours évidentes. Il y a comme une série de domaines emboîtés les uns dans les autres, dont on éprouve le besoin d’embrasser l’unité et d’expliciter les valeurs différentielles». Qui pourrait distinguer dans les vitrines du Louvre consacrées à I’Egypte ancienne, les objets d’art des objets fonctionnels comme ce filet de pêcheur qui y est présenté à côté des objets de culte ? Et ce n’est certainement pas par hasard que l’une des dernières illustrations de L’Intemporel, représente, après tant de chefs d’œuvres d’artistes célèbres, un simple «bois flotté» une de ces racines que la mer rejette sur la plage après l’avoir épurée, et qu’on ne peut pas, quand on s’appelle Malraux, ne pas rapprocher des œuvres de Brancusi.
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Texte mis en ligne le 11 juin 2016
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