Les figures de paille, par André Malraux
Voici donc l'heure où il devient impossible de croire que le conflit entre Dimitrov et Tito est celui de l'austère bolchevik à vareuse et du Maréchal doré sur tranches; le conflit entre Staline et Tito, celui de deux interprétations du marxisme. Laissons les innocents lire, comme une controverse byzantine, ces excommunications en langage chiffré où se joue le sort du peuple yougoslave. Accusé de trotskysme, Tito est vraisemblablement condamné : ce chef d'accusation ne sert pas à Staline à laver la tête de ses adversaires, mais à la couper. Et peu nous importerait ce pugilat si nous n'entendions sous sa sinistre rumeur l'un des coups frappés à notre destin.
Tito doit donc être abattu parce qu'il est devenu un rebelle. Pourquoi est-il rebelle, ou en passe de le devenir ? Parce qu'il a épousé la Yougoslavie. D'où Trieste, la Carinthie, la Macédoine. D'où probablement sa décision, impardonnable et qui ne sera point pardonnée, de ne pas soumettre ses services secrets aux services russes. D'où les arrestations (pourquoi diable les agences sont-elles si discrètes ?) des chefs militaires de Belgrade tenus pour staliniens. Mais voici enfin le vrai problème ? Pourquoi Staline n'a-t-il pas protégé cette politique yougoslave qu'il pouvait tenir, non sans raisons, pour celle d'une république soviétique ? Ce n'est certainement pas pour faire plaisir aux Occidentaux. Par crainte des Américains ? Il a défendu Tito lorsque celui-ci faisait allègrement descendre leurs avions. Alors ?
Parce que toute vraie politique russe doit choisir entre le soutien des marchés slaves et celui du Reich. Ce que nous enseigne la condamnation de Tito (et ça vaut qu'on y réfléchisse), c'est que Staline, désormais, a choisi le Reich.
S'il y eut des tiraillements – oh ! prudents – à Varsovie, c'est que le temps est fini où Leipzig pouvait être Polonaise, et que le temps commence où les territoires polonais de l'Ouest peuvent se préparer à devenir Allemands. Il y aura encore bien des pas en avant, bien des pas en arrière; mais le métier de satellite devient dur : par une résurrection shakespearienne, au pays même dont l'«Internationale» fut l'hymne et ne l'est plus, voici que ressurgissent les nationalismes. Le communisme donne enfin à l'orgueil russe les victoires que celui-ci cherchait en tâtonnant dans le panslavisme, justifie enfin le nationalisme passionné qui se réfugiait dans la mission chrétienne des Slaves. Et la Yougoslavie se veut Yougoslave. Et la Pologne commence à se vouloir Polonaise. Après les Tchétchènes, après les Criméens, le tsar «rassembleur-de-terre» devra-t-il déporter en Sibérie les Croates et les Serbes.
Et jamais les Etats-Unis ne se sont à ce point senti une nation, ne se sont autant intéressés à leurs soldats… Le temps de l'abstraction s'achève, et la Deuxième Internationale, anglaise, et la Troisième, russe, incarnent bien mal la fraternité universelle qui fut l'espoir du monde il y a exactement cent ans.
Mais ce n'est pas l'espoir qui est mort, c'est l'abstraction. Il y aura une Europe. Il y aura moins d'injustice sociale. Ce que nous enseigne ce siècle, ce que nous enseigne le drame de Belgrade, c'est que les grandes choses, même fraternelles, se font pied à pied, dans l'acharnement et dans la volonté. Et que nous ne ferons pas l'Europe contre les patries, mais que nous la fonderons sur elles.
Au temps des guerres de Byzance, les corbeaux venus au soir des batailles se perchaient par grappes sur les figures de paille dressées dans les champs de Macédoine pour éloigner les moineaux, en attendant que cadavres et fétus fussent emportés par le grand vent slave. Mais les champs serbes et les forêts d'églantines et de roses que traverse l'Orient-Express ne sont devenus ni byzantins ni russes. Et peut-être, comme une Russie énigmatique sourit dans l'ombre au Géorgien qui la ressuscite et reprend aujourd'hui le rêve allemand de Toukhatchevski, une Yougoslavie indifférente, avec un calme geste d'Euménide, tourne-t-elle à cette heure le visage de Tito vers la face aux yeux fermés de Mikhaïlovitch.