A/1948.10 — André Malraux : «“Dans l’avion qui m’emporte à Mulhouse…”»

A/1948.11 — André Malraux, «L’avion qui m’emporte à Mulhouse…», L’Alsace française, n° 1, novembre 1948.


 

André Malraux       

«L'avion qui m'emporte à Mulhouse…»

 

L'avion qui m'emporte à Mulhouse passe entre Altkirch et Dannemarie. C'est la même approche du soir, et sans doute le même froid sur la terre, et le même brouillard…

Qu'il y a peu d'années, et que la retombée de l'espoir suffit à tout rejeter à un passé profond ! C'est sur cette petite place, à peine visible en bas, que dans la nuit d'hiver où tous les hommes ont froid avec les mêmes gestes, nous, anciens prisonniers, regardions notre première unité allemande prisonnière.

Et peut-être, au jour de la mort, me souviendrai-je de cette route qui se perd à gauche dans le soir qui tombe…

A peine était-elle une route, alors : une droite ligne de givre que teintaient les reflets d'incendie, s'enfonçait entre de hauts labours bosselés, vers Dannemarie qui flambait. Villages et bourgs n'étaient plus que les noms de flammes, Et quand le grand vent glacé soulevait la lumière, apparaissait, en position, un char que commençait à recouvrir la gelée blanche de toujours.

«Un homme aussi près que moi de la paysannerie ne peut pas regarder brûler une ferme sans une espèce de désespoir», dit à voix basse mon voisin [André Chamson]. Elles brûlaient presque toutes. A travers la guerre, c'était plus que la guerre, c'était le flamboiement intermittent venu du fond des âges : le Fléau. Une fois de plus, la vieille terre gorgée de mort poussait dans la nuit son vieux cri saturnien.

Là où il y avait encore une étable, nos blessés dormaient le long des bêtes chaudes. Et tout près, dormaient ceux qui allaient, un quart d'heure plus tard, s'allonger sur cette terre ennemie, pour l'attaque, ou pour passer leur première nuit de morts. Je n'en voyais pas un, pourtant eux aussi emplissaient la nuit.

C'étaient ceux qui avaient connu la neige dans les maquis d'arbres nains de Dordogne et de Corrèze, où l'on n'avançait qu'à quatre pattes, mais que la Gestapo jugeait inhabitables. Ceux qui avaient pour drapeau des bouts de mousseline. Ceux qui avaient arrêté l'avance de la Das Reich. Ceux qui avaient traversé la moitié de la France – dont le Massif Central – dans d'ahurissants gazos. Ceux dont la moitié des armes étaient prises à l'ennemi. Ceux qui, depuis que le monde est monde, chipaient les poulets. Ceux qui, dès qu'ils ne se rasaient plus, ressemblaient aux laboureurs du Moyen Age ; ceux du Centre venus combattre pour l'Alsace avec les copains alsaciens qui étaient venus combattre avec eux.

Ils ne faisaient rien de romanesque : ils attendaient. Ensemble. Et leur fraternité aussi venait du fond des temps, d'aussi loin que le premier sourire du premier enfant. Aussi profonde, aussi invincible que le fléau secouait la terre. Avec son crépitement millénaire d'incendie, l'éternité du malheur ne couvrait pas celle de ce silence fraternel.

L'avion s'éloigne, vers une autre nuit d'Alsace…

Puissent les petits enfants de ce sol ravagé se souvenir de ces hommes libres, d'une unité qui ne connut pas un Conseil de guerre ; de ces soldats que n'ont pas oublié leurs chefs et, peut-être, de ces chefs que n'ont pas oublié leur soldats…

 

 

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Le colonel Berger