Image of André Alter : «Cinq minutes avec… Julien Segnaire», «Le Figaro littéraire», n° 483,  23  juillet 1955, p. 4.

André Alter : «Cinq minutes avec… Julien Segnaire», «Le Figaro littéraire», n° 483, 23 juillet 1955, p. 4.

Grand, mince, blond, les yeux bleus. On ne s'étonne point qu'il soit Belge. Ses quarante ans surprennent davantage, tant sa silhouette et la gravité même de son regard sont juvéniles.

Julien Segnaire était officier. Lorsque la guerre d'Espagne éclata, il s'engagea comme aviateur et devint l'adjoint de Malraux :

Je n'ai pas cessé d'être son adjoint, dit-il, puisque j'ai collaboré avec lui à la préparation des albums de la «Galerie de la Pléiade», Léonard de Vinci et Vermeer de Delft, dont j'ai réuni la documentation. Je ne suis ni critique ni historien d'art, mais l'art m'a toujours passionné.

Julien Segnaire connaissait également Bernanos.

Cela datait d'avant même Sous le soleil de Satan. Et c'est moi qui ai provoqué la première rencontre entre Bernanos et Malraux, après que l'auteur des Grands cimetières sous la lune eut quitté Majorque.

S'il parle volontiers de ses amis et des hommes qu'il admire, il faut beaucoup de patience pour obtenir les confidences de Julien Segnaire. Non point qu'il cherche à échapper à l'interrogatoire. Mais on sent si bien qu'il n'a pas envie de parler de lui que l'on est comme désarmé lorsqu'il s'agit d'aborder les questions trop personnelles.

J'ai tout de même fini par savoir qu'il travaillait comme traducteur dans une grande entreprise, qu'il était marié et père de deux filles de onze et de cinq ans.

Son œuvre, en revanche, le rend beaucoup plus loquace. Non point parce qu'elle est son œuvre, mais parce qu'elle n'existe qu'en fonction de problèmes qui le hantent comme, irrésistiblement, ils hantent le lecteur.

Que le mot problème ne vous fasse pas froncer les sourcils.

Par tempérament, avoue Julien Segnaire, je suis attiré par l'essai. Mais je ne crois pas à l'essai, car je ne crois pas à l'efficacité des idées générales et l'abstraction est un danger. Il n'y a de vérités que personnelles. Je vais de plus en plus au concret.

C'est pourquoi il en est à son quatrième roman : ces Dieux du sang qui ont provoqué l'admiration d'un autre écrivain aviateur, Jules Roy, et l'ont amené à réviser ses positions à l'égard de la guerre.

Julien Segnaire raconte dans ce livre l'aventure d'un aviateur français à qui la guerre d'Espagne a révélé le drame du bombardier, qui est de ne pas voir ses victimes et de ne prendre qu'après coup conscience de sa responsabilité. Néanmoins Blanchard, le héros des Dieux du sang, après avoir fait la «drôle de guerre», dans l'infanterie, parvient à gagner l'Angleterre et s'engage dans la R.A.F. Il pensait pouvoir servir dans la chasse : il devient bombardier. A sa seconde mission sur Hambourg il larguera ses bombes en pleine mer. Mais, prisonnier des Allemands, il préférera la mort à l'aveu de son acte, qui pourrait servir d'argument à la propagande de l'ennemi.

Blanchard n'est pas objecteur de conscience. Je ne suis pas pour l'objection de conscience, car elle est équivoque. Et le grand danger de tous les pacifismes, c'est qu'en définitive l'homme est courageux et n'aime pas qu'on le prenne pour un lâche. Le laps de temps qui s'est écoulé entre la guerre d'Espagne et la seconde guerre mondiale, l'inaction des premiers mois des hostilités et la disponibilité que ses fonctions laissent au bombardier qui, au cours d'un raid de plusieurs heures, n'a à intervenir que pendant une dizaine de minutes – tout cela a permis à Blanchard de voir clair en lui, de prendre une conscience de plus en plus nette de la responsabilité individuelle, de cette responsabilité individuelle qui ne fait que s'accroître à mesure que la guerre devient de plus en plus une affaire de techniciens et de savants. Si j'ai choisi les trois nuits du bombardement massif de Hambourg pendant l'été de 1943 pour cadre de mon roman, c'est que le grand port allemand a été détruit par la même charge d'explosifs que celle qui a détruit Hiroshima. Mais alors qu'il a fallu pour Hambourg deux mille bombardiers et des milliers d'hommes, un seul avion et un seul homme ont suffi pour la ville japonaise. Et ce n'est pas pour rien, sans doute, que cet aviateur est aujourd'hui dans un couvent. C'est aussi dans l'accroissement de la responsabilité individuelle que réside le drame des savants atomistes qui ne peuvent plus s'arrêter de mettre le monde en garde contre le danger atomique.

Mais c'est précisément aussi dans la mesure où l'homme prend de plus en plus de sa responsabilité à l'égard de ses semblables qu'il peut échapper au péril mortel de la guerre des techniciens. Cela, Julien Segnaire ne le dit pas dans Les Dieux du sang. C'est pourtant la leçon, en définitive lourde d'espoir, qui se dégage de ce livre sans complaisance, mais dont le ton même, qui va de l'extrême tension à la sérénité, traduit le cheminement d'une pensée qui, sans dérobade, aboutit à un acte de confiance en l'homme.


Télécharger le texte.