Image of A/1949.01.15 — André Malraux : «La nuit d'Alsace», «Le Rassemblement», n° 16, 15 janvier 1949,  p. 2.

A/1949.01.15 — André Malraux : «La nuit d'Alsace», «Le Rassemblement», n° 16, 15 janvier 1949, p. 2.

Extrait

Là où il y avait encore une étable, nos blessés dormaient le long des bêtes chaudes. Et tout près, dormaient ceux qui allaient, un quart d'heure plus tard, s'allonger sur cette terre ennemie, pour l'attaque, ou pour passer leur première nuit de morts. Je n'en voyais pas un, et pourtant eux aussi emplissaient la nuit.

C'étaient ceux qui avaient connu la neige dans les maquis d'arbres nains de Dordogne et de Corrèze, où l'on avançait qu'à quatre pattes, mais que la Gestapo jugeait inhabitables. Ceux qui avaient arrêté l'avance de la Das Reich. Ceux qui avaient traversé la moitié de la France – dont le Massif Central – dans d'ahurissants gazos. Ceux dont la moitié des armes étaient prises à l'ennemi. Ceux qui, depuis que le monde est monde, chipaient les poulets. Ceux qui, dès qu'ils ne se rasaient plus, ressemblaient aux laboureurs du Moyen âge; ceux du Centre venus combattre pour l'Alsace avec les copains alsaciens qui étaient venus combattre avec eux.

Ils ne faisaient rien de romanesque : ils attendaient. Ensemble. Et leur fraternité aussi venait du fond des temps, d'aussi loin que le premier sourire du premier enfant. Aussi profonde, aussi invincible que le fléau qui secouait la terre. Avec son crépitement millénaire d'incendie, l'éternité du malheur ne couvrait pas celle de ce silence fraternel.


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