Les premiers Indochinois sont aujourd'hui menacés de disparition. Les invasions, les guerres successives, les centralismes politiques, l'uniformisation culturelle, les contraintes de l'économie mondialisée auront eu raison de ces très anciennes populations qui vivaient leur liberté dans les montagnes, au sein d'une nature grandiose. Cette liberté, farouche, voire indomptable, leur façon de vivre singulière, nomade et collective, leur rapport à la jungle, aux bêtes sauvages, à la mort et aux esprits, ont pourtant donné naissance à des légendes, et, dans la littérature de l'époque coloniale et post coloniale, à un imaginaire puissant et contrasté. Il est possible d'en suivre la genèse, et intéressant de voir comment il se structure autour de représentations différentes, voire opposées, de ces tribus, avec les enjeux qui s'y rattachent. Trois auteurs y ont contribué, que la date de 1923 réunit : Malraux, avec La Voie Royale, Jean d'Esme avec Les Dieux Rouges, et Dorgelès avec Sur la Route mandarine, Route des Tropiques, et Chez les beautés aux dents limées.
Jadis, on les appelait, de façon imprécise et globale, Thos au nord du Vietnam, Moïs, au centre et au sud. Puis, comme ce dernier terme veut dire « sauvages », on en a trouvé d'autres, plus ou moins satisfaisants. Proto-Indochinois, parce qu'ils étaient là bien avant les Viets. Mais l'expression est lourde et malsonnante. Ou alors : minorités ethniques. Avec une cinquantaine d'ethnies, elles représenteraient quelque 10 % de la population vietnamienne. Et elles y sont de plus en plus minoritaires, en effet. Ou encore : Montagnards (Highlanders, pour les Américains), ou Peuples des Montagnes. C'est en effet le principal point commun à ces ethnies éparpillées sur des hauteurs variables, chevauchant les frontières du Vietnam, du Laos et du Cambodge.
Elles partagent d'autres caractéristiques, qui façonnent une culture et constituent peut-être une identité de Montagnards. Un livre récent, Jaraï, dont il a été rendu compte ici même, en recense les principaux traits : la forêt, les génies, la magie, les modes de culture, le sacrifice du buffle, la jarre partagée, l'habitat sur pilotis, l'artisanat sophistiqué, l'absence d'écrit, et une riche littérature orale. Signe des temps, le musée du quai Branly leur fait une place dans ses vitrines tamisées.
Mais avant de devenir un objet muséal, les Moïs – reprenons ce terme, sans visée péjorative, juste pour retrouver une consonance d'époque – ont été les occupants du Centre mal connu de la Péninsule indochinoise. « Les derniers relevés cartographiques de la période coloniale portent encore les taches blanches de l'inexploré et de l'insoumis » rappellent les auteurs d'Indochine, la colonisation ambiguë. Sauvages, donc. Ce qui veut dire, d'abord : habitants de la forêt, de la « sylve », comme on aime à écrire, dans les romans exotiques démodés. Nous avons mangé la forêt : tel est le titre que l'ethnologue Georges Condominas choisit pour sa « chronique de Sar-Luk, village Mnong-Gar, tribu proto-indochinoise des Hauts-Plateaux du Vietnam central ».
Donc, ces « sauvages » ont pour domaine la forêt, qui est pour eux vie, refuge et protection. Pour les gens des plaines en revanche, Viets ou Européens, ce milieu signifie fièvre, insalubrité, mauvais génies, miasmes, morbidité, maléfices. C'est d'ailleurs sur cette note sinistre que Boissière ouvre sa nouvelle intitulée Dans la forêt : « Nous ne sortirons plus de la forêt, […] nous n'en sortirons plus jamais ; nous sommes marqués pour y mourir ». La jungle ! C'est là, sans doute, que naît l'une des sources du mythe moï, au cœur de ce milieu naturel qui fonde, dans le plan de l'imaginaire, les grandes oppositions plaine-montagne, sauvagerie-civilisation, Viets-Moïs, religion-superstition, rationalité-magie, et aussi riz de rizière-riz de montagne.
Comment s'élabore ce mythe ? Tentons de le suivre, à la trace. Au départ, des éléments du réel, d'où émergent ensuite des événements ou des destins hors du commun, qui sont enfin transfigurés par la rencontre avec des créateurs, lesquels l'incorporent à leur propre vision. /
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