art. 203, avril 2018 • Claude Pillet : «Malraux et la prison» – inédit

Claude Pillet                                                                                                                

  Inédit

 

Malraux et la prison

 

 

  1. Les «prisons de Malraux»

Les prisons de Malraux furent assez célèbres pour qu'il vaille la peine de les rappeler.

La première est indochinoise et fort curieuse. Après la saisie, le 24 décembre 1923, des bas-reliefs qu'ils ont prélevés au temple de Benteay Srey, la police interroge Clara et André Malraux, ainsi que Louis Chevasson, et les contraignent à ne pas quitter Phnom Penh. L'instruction dure des mois et l'inaction de l'attente autant. Le 21 juillet, le jugement condamne Malraux à trois ans de prison ferme. Comme il fait appel, il n'est pas incarcéré et se rend à Saïgon où a lieu le nouveau procès. Le 28 octobre, il est condamné à un ans de prison avec sursis. On sait que nombre d'intellectuels parisiens, alertés et mobilisés par Clara qui avait pu rentrer en France, useront de leur influence pour éviter la catastrophe de la prison au «futur grand écrivain» (c'est l'opinion de Marcel Arland). Son aventure cambodgienne ne rencontra donc aucune prison, ni celle de Grabot dans la forêt, ni celle que constitue cette même forêt dans La Voie royale. Malraux ne connut, durant le long temps précédant les procès, que quelques hôtels assez confortables : le Grand Hôtel à Phnom Pemh et l'Hôtel Continental à Saïgon où il était plus ou moins assigné à résidence. On comprend bien pourquoi ces sortes de prisons dorées sont absentes du seul roman indochinois de Malraux, tout comme y manque tel personnage féminin que Clara regrettera avec amertume.

Ce n'est que lorsque les Malraux reviendront, en 1925, qu'André connaîtra les prisons indochinoises. Cependant, ce seront celles des autres, celles où la police coloniale enferme les Annamites révoltés. Ses articles donnés à L'Indochine puis à L'Indochine enchaînée, ainsi que sa préface à Indochine S.O.S. d'Andrée Viollis, en témoigneront : elles sont pour lui une raison suffisante justifiant sa lutte contre le gouvernement colonial corrompu (OC3, 323).

La première véritable réduction à l'état de prisonnier de Malraux a lieu après la débâcle de 1940 : arrêté avec de nombreux soldats français, il est enfermé d'abord dans la cathédrale de Sens, puis interné dans un camp à Collemiers. C'est là qu'il fait connaissance d'Albert Beuret, de Jean-Baptiste Jenner, de l'abbé Georges Magnet et de (l'abbé) Jean Grosjean. Les cinq hommes, accompagnés de cinq autres camarades, forment le «Groupe des Dix» et se chargent de tâches diverses : coupe de bois, inventaire de la  bibliothèque municipale, leçons données aux enfants du village. Malraux s'évadera sans grande difficulté, grâce à l'aide de ses compagnons, de son frère Roland venu le chercher et de quelques soldats ou officiers allemands opportunément distraits.

Contrairement aux hôtels indochinois, le camp de Collemiers et la «prison» de Sens entreront dans un roman. Les Noyers de l'Altenburg montreront le fils de Vincent Berger parqué dans le «camp de Chartres» attendant péniblement, mais patiemment, de regagner l'autre monde, ce «pays où l'on est vivant» (OC2, 626) : il écrit, seule occupation possible pour lui. Néanmoins cette situation romanesque est mille fois moins dramatique que les scènes de prison lues dans les romans précédents. On ne sait si Malraux tenait vraiment à vivre comme un personnage de ses romans ; on ne sait non plus si sa vie devait ressembler à un roman ; on sait en revanche que les liens entre le vécu et le fictif, ou entre la vie et la fiction, sont étroits et toujours étonnants chez lui. Selon ce point de vue, l'occasion de Collemiers-Sens-Chartres semble manquée. (Celle de Chartres, dans les Noyers, n'a de valeur littéraire que si elle est confrontée ou liées aux autres scènes importantes du livre, principalement à celle où Berger fils retrouve la vie après l'enlisement dans la fosse à chars.)

Comme si ses expériences carcérales suivaient une gradation dans leur intensité, voici que la troisième approche la mort. En mars 1944, Malraux rejoint la Résistance et réussit à s'imposer, non sans difficultés, comme chef des maquis de Dordogne, de Corrèze et du Lot, puis comme colonel Berger commandant la Brigade Alsace-Lorraine. Le 22 juin, il tombe dans une embuscade de la Gestapo alors qu'il rentrait en voiture d'une inspection sur le terrain. Aussitôt fait prisonnier, il est enfermé dans une chambre de l'Hôtel de Bordeaux à Gramat, puis à Figeac, à Revel et enfin à Toulouse. Les Antimémoires proposeront une version rehaussée de quelques-uns de ces faits : c'est à l'hôtel de France qu'il est retenu ; c'est là qu'il comprend qu'on souhaite son évasion pour l'abattre ; c'est encore là qu'on le mènera dans une cour et qu'on le mettra en joue pour simuler une exécution. Malgré la publication du témoignage d'une personne présente à Gramat ce jour-là, on a souvent mis en doute la réalité de ce dernier fait. C'est que les Antimémoires lui ajoutent un sens qu'il n'avait sans doute pas à ce moment précis parce que cette signification est toute littéraire : le recours à Dostoïevski ou à Hugo n'est pas biographique – et alors ? La gravité de l'instant et la proximité d'un destin tout accompli permettent de convoquer de hautes références littéraires : leur association aux faits peut conférer à l'arrestation et à ses conséquences une signification qu'elles ne pourraient avoir sans la médiation du texte – comme les hôtels indochinois sont restés grotesques dans une biographie que Malraux a toujours voulu oublier.

Quand les hitlériens conduisent Malraux à la prison Saint-Michel de Toulouse, il semble que le récit qu'il propose de l'épisode qui va immédiatement suivre (il s'agit toujours des Antimémoires) se calque précisément, référentiellement, sur le fait biographique, comme pour montrer que dans ce cas les deux plans du texte et de la biographie se confondent parfaitement. Pourtant, l'accueil du prisonnier, la mort qui guette les prisonniers appelés par les nazis, leur soulèvement quand ils comprennent que leurs geôliers vont déguerpir, l'organisation de cette insurrection par Malraux et la libération de la prison qu'il rend possible, pourtant tout cela semble aussi convenu que s'il s'agissait d'un exercice littéraire demandant et de pasticher Malraux et de donner à la scène une issue heureuse et triomphante. Car il s'agit là, dans toute l'œuvre de Malraux, d'une des très rares scènes carcérales dont l'aboutissement est la libération victorieuse des prisonniers. Comme dans la réalité des faits (assez différente de la version écrite), tout semble avoir été presque trop facile pour laisser supposer que la scène chez Malraux contiendrait une fine mais importante et tout ironique forme d'autodérision – celle-ci même qu'il pratiquera avec plus d'acuité dans les scènes de Cayenne, où de Gaulle l'avait envoyé en mission en 1958. (Ajoutons entre parenthèses qu'il faudra bien un jour étudier l'ironie et le farfelu qui sous-tend presque tout le deuxième livre des Antimémoires, nommé précisément «Antimémoires» en 1967.)

 

  1. La prison dans l'œuvre littéraire

Le motif de la prison est si omniprésent dans les textes de Malraux, si récurrent ou si obsessionnel chez lui, qu'on peut affirmer sans doute qu'il occupe son œuvre. Du Royaume-Farfelu et des Conquérants aux Noyers de l'Altenburg, des Peintures de Goya et des Voix du silence à L'Intemporel, des Scènes choisies ou des Antimémoires à Lazare, partout il semble n'être question que de cachots infects, de préaux obscurs, de caves douloureuses, de souterrains effrayants, de salles d'hôpital glauques comme des aquariums, de camps de prisonniers où le temps pourrit, de fosses où s'enlisent les chars de guerre, d'entonnoirs de foumi-lion d'où l'on ne revient pas, de vallées des morts où rien n'est vivant, d'enfers où plus rien d'humain n'est possible.

 

Pour lire la suite : télécharger le texte.