art. 210, mai 2018 | document • Stanislas Ostroróg : «L’Inde et Nehru» (1958)

Présence d'André Malraux sur la Toile, article 210, mai 2018

Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X


 

 

Stanislas Ostroróg

 

L'Inde et Nehru

 

 

Pendant la lutte nationale, un homme, aux Indes, sut unir les forces en présence et les contraindre à l'action pacifique : ce fut Gandhi. Il reste la figure de proue. Ses principes sont constamment invoqués, mais les passions humaines en rétrécissent l'application chaque jour davantage. Les conservateurs, tenants des traditions ancestrales, ont toujours considéré Gandhi avec une méfiance allant jusqu'à l'horreur – comme les Pharisiens et les Grands Prêtres d'Israël face à Jésus. C'est dans cet esprit que le Père de la nation fut exécuté par l'un d'eux pour le salut du peuple.

A l'autre bord, les extrémistes de gauche se révoltaient contre l'apôtre de la non-violence. C'est par des moyens différents qu'ils veulent agir pour sortir l'Inde de son long sommeil et la mettre au rythme de la vie moderne. Ils tentèrent une action au Telangana avec la procédure habituelle de révolte, de meurtres et d'anarchie. Elle échoua. La mort de Staline apporta certains changements dans les méthodes; elle n'a pas changé les maximes, et ces hommes attendent leur heure pour faire table rase du passé en donnant à l'Inde le choc brutal mais indispensable suivant la doctrine de Karl Marx et de Lénine. Le livre où Tibor Mende a reproduit certains entretiens tenus à Delhi est un témoignage dans ce sens. L'auteur parle avec la sincérité de Bouvard et la ferveur de Pécuchet, essayant tout au long d'engager le Premier Ministre qui se dérobe.

Si l'Inde, depuis plus de dix ans lie son destin à Nehru, c'est que, dans son rôle de chef, il a pris place loin de toute position partisane, très au-dessus de la mêlée. Indifférent aux croyances religieuses, éloigné d'elles par son tempérament et son éducation, il n'eût peut-être pas répugné aux méthodes de force. L'influence de Gandhi l'en éloigna – et les responsabilités du pouvoir l'ont convaincu de l'avantage qu'apporte à l'Inde une introduction dans le champ politique des principes de non-violence. L'esprit de Gandhi s'accorde avec la faiblesse de l'Inde. L'attitude de neutralité définie et mise en œuvre par Nehru apparaît comme l'expression concrète de cette synthèse. Ainsi, malgré l'absence de moyens militaires, malgré sa faiblesse économique et le besoin constant de secours extérieur, l'Inde avec la proclamation d'une doctrine de coexistence pacifique, a pu prendre rang auprès des grandes puissances.

Voilà la mission remplie par Nehru dans l'exercice du pouvoir. Nul autre que lui ne pouvait l'accomplir. Maintenant que l'artisan de cette grande entreprise commence à fléchir, son œuvre aussi se trouve menacée. Certains signes de lassitude se manifestent et prennent forme extérieure. Dans une conférence de presse rapportée par ma communication du 5 avril, le Premier Ministre s'exprima dans ce sens. Il n'écarta pas l'idée de retraite, parlant encore en maître et marquant que pareille décision dépend de son humeur – de son bon plaisir. Les adversaires sont aux aguets. Personne n'ose engager l'offensive, mais plusieurs songent à la curée. Les communistes, fidèles aux instructions du Kremlin, ne font rien qui puisse avoir une apparence hostile. Ils attendent et se préparent à sentir le cadavre, car c'est eux qui profitent de toute crise intérieure, de toute atteinte portée à l'édifice politique bâti par le Premier Ministre dans sa toute puissance. Comme j'eus souvent l'occasion de l'écrire, Nehru reste aux Indes le porte-parole de l'Occident. Asiatique, certes, par sa naissance, anticolonialiste avec passion, sévère et souvent partial dans ses jugements sur l'Europe, porté aux récriminations mais attaché à cet ordre de choses dont l'Angleterre donne l'exemple par son régime, sa culture, son rayonnement dans le monde, sans exclure les pays sur qui s'exerça son empire.

 

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