Art. 256, juillet 2019 | document • «Le Grand Livre Rouge de Mao Tsé-Toung. Entretien de Mao Tsé-toung avec André Malraux», «Le Nouvel Observateur», 17 mai 1975, p. 80-81, 82, 84, 87, 88, 92, 97, 100, 105, 106.

Entretien de Mao Tsé-toung avec André Malraux

Le Président : Depuis combien de temps êtes-vous déjà ici, Monsieur Malraux ?

Malraux : Depuis quinze ou seize jours. J'ai rencontré le vice-Premier ministre Chen Yi et j'ai visité Yenan, ainsi que d'autres endroits. Après mon retour, j'ai rencontré le Premier ministre Chou En-lai.

Le Président : Tiens, vous êtes allé à Yenan ?

Malraux : Mon voyage à Yenan m'a beaucoup appris sur la situation historique de la Révolution chinoise. Et maintenant, je suis considérablement plus informé qu'avant. Je suis profondément ému de pouvoir m'asseoir aujourd'hui en face de celui qui, après Lénine, est le plus grand révolutionnaire de notre époque.

Le Président : Voilà qui est vraiment très bien formulé.

Malraux : A Yenan, j'ai constaté les conditions de vie extrêmement dures du passé. Toute la population vivait dans des grottes d'argile. J'ai vu aussi une photo de la résidence de Tchang Kaï-chek. Il suffit de faire la comparaison pour comprendre la raison du succès de la Révolution chinoise.

Le Président : C'est une loi de l'évolution. Le faible peut malgré tout vaincre le fort.

Malraux : J'en ai eu, moi aussi, la conviction. Moi aussi, j'ai organisé naguère le combat de guérilla; mais il n'y a pas de comparaison entre la situation d'alors et la vôtre.

Le Président : J'ai entendu dire que vous aviez participé aux combats du maquis ?

Malraux : J'ai lutté comme maquisard dans le centre de la France et pris la tête de groupes de paysans contre les Allemands.

Le Président : A la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française a renversé la tutelle féodale. Les forces qui ont, à cette époque-là, renversé la tutelle féodale n'étaient au début pas fortes, elles non plus, mais faibles.

Malraux : Oui, et cela est vraiment remarquable. Aucun des paysans n'avait jamais combattu; ils ignoraient tout de l'art du combat et se sont quand même révélés d'excellents soldats. De très nombreux soldats de cette sorte servirent aussi sous Napoléon. A mon avis, personne, avant le président Mao, n'a mené une révolution de paysans jusqu'à un véritable succès final. Comment avez-vous pu éveiller chez les paysans une telle bravoure ?

Le Président : C'est très simple. Nous avons mangé la même nourriture que les paysans et porté les mêmes vêtements, si bien que les soldats avaient le sentiment que nous ne formions pas une classe privilégiée. Nous avons étudié les rapports entre les classes sociales dans les villages; nous avons confisqué la terre des propriétaires fonciers et l'avons distribuée aux paysans.

Malraux : Le président est-il d'avis que la réforme agraire est le point essentiel ?

Le Président : A côté de la réforme agraire et d'une politique démocratique, il y a encore un troisième point important : on doit gagner la bataille. Qui donc écoute les paroles de quelqu'un qui a subi une défaite ? Bien entendu, des batailles, on en perd, mais il faut que le nombre des batailles gagnées l'emporte sur celui des batailles perdues.

Malraux : En deux mille ans d'histoire, les paysans se sont habitués à perdre des batailles; ils n'en ont pas gagné beaucoup.

Le Président : Des batailles, nous en avons gagné et perdu. Nous avons même perdu toutes nos bases dans le Sud, et nous nous sommes enfuis dans le Nord.

Malraux : Malgré tout, le souvenir de l'armée Rouge est resté vivace dans l'esprit du peuple.

Le Président : Plus tard, dans le Nord, nous avons installé de très nombreuses bases, nous avons développé l'armée, développé le Parti et développé les organisations de masses. Le peuple du Nord récupéra la terre. Nous avons libéré les grandes villes comme Pékin, Tientsin et Chinan. Lorsque l'armée se fut progressivement accrue jusqu'à atteindre plusieurs millions d'hommes, nous sommes partis du Nord pour attaquer le Sud. Et puisque nous parlons justement d'expériences, il y a encore autre chose, c'est qu'en Chine, il fallait s'allier à la bourgeoisie et aux intellectuels bourgeois, se solidariser avec toutes les forces de la bourgeoisie nationale et des intellectuels bourgeois qui ne faisaient pas cause commune avec l'ennemi. Nous avons même une fois formé un front commun avec le bourgeois par excellence qu'est Tchang Kaï-chek. Tant que Tchang Kaï-chek ne nous attaquait pas, nous ne voulions pas non plus l'attaquer.

Malraux : Pourquoi Tchang Kaï-chek a-t-il voulu vous attaquer ?

Le Président : Ce qu'il voulait, c'était nous avaler. Il pensait qu'il pouvait le faire.

Malraux : Pensait-il que le Parti communiste chinois était très faible ?

Le Président : Nous avions beaucoup de bases d'appui. Sur le plan de la population, cela faisait un pour cent de l'ensemble du pays. L'armée était forte d'environ un million d'hommes. Il en était autrement du côté de Tchang Kaï-chek. Il possédait une armée de plus de quatre millions d'hommes et avait l'appui des Etats-Unis. Nous disposions d'une superficie très étendue de bases mais elles étaient disséminées, et nous n'avions aucun soutien du dehors.

Malraux : N'y avait-il pas encore une autre raison ? Tchang Kaï-chek comptait-il seulement sur les forces des villes ?

Le Président : Il avait les villes, il avait le soutien de l'étranger, et en plus de cela, dans les villages, à la campagne, sa population était plus importante que la nôtre.

Malraux : Je suis allé jadis en Russie et me suis entretenu de cette question avec Gorki. Nous avons parlé de Mao Tsé-toung. A cette époque, vous n'étiez pas encore président. Gorki disait que la plus grande difficulté du Parti communiste chinois venait de ce qu'il ne possédait pas de grandes villes. A l'époque, je lui ai posé la question suivante : ne pas posséder de grandes villes, cela signifiait-il une défaite inéluctable, ou une victoire ?


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