Image of Claude Mauriac, «Malraux ou les vrais chemins de la liberté», «Carrefour», 29 novembre 1945, p. 6.

Dans le même numéro de Carrefour : en haut, une présentation des ministres en page 2; en bas, une caricature en page 1.

Claude Mauriac, «Malraux ou les vrais chemins de la liberté», «Carrefour», 29 novembre 1945, p. 6.

Malraux ou les vrais chemins de la liberté

par Claude Mauriac

 

André Malraux est là, mythe vivant et créateur de mythes, avec le double exemple d'une existence et d'une œuvre d'année en année plus fécondes. Mais si l'une et l'autre sont connues et admirées de tous, il semble que demeure ignorée leur signification réelle. On retient les aspects pittoresques d'une vie aventureuse et d'une expérience de l'héroïsme renouvelée depuis vingt ans sur tous les champs de bataille de la planète; on remarque que, dans les ouvrages de cet auteur, les conceptions romanesques traditionnelles éclatent au profit d'une vision pour la première fois, peut-être, non mutilée de l'homme; on suit dans tous ses livres, de La Tentation de l'Occident à La Lutte avec l'Ange, les progrès de cette emprise toujours plus étroite dont il enserre les secrets de notre condition : mais le sens positif de cette quête passionnée semble échapper à la plupart des lecteurs qui vont chercher ailleurs, sous leurs aspects stériles ou dégénérés, les enseignements que Malraux a offerts dans l'obscure et neuve clarté de la découverte.

André Malraux est le premier littérateur français qui ait proposé à notre attention les thèmes actuellement en faveur chez tous les écrivains : «l'absurde» de M. Camus aussi bien que «l'homme total» de M. Sartre – (pointes extrêmes entre lesquelles l'existentialisme semble avoir évolué de son désespoir originel à l'esprit qu'il nous promet aujourd'hui) – se retrouvent en ses livres sous des formes qui n'ont encore rien à voir avec les engouements de la mode. Aussi bien, Malraux n'a-t-il jamais connu de références autres qu'intérieures et ne lui est-il d'aucune aide d'en appeler à Heidegger, Jaspers ou Kafka pour justifier des certitudes personnelles qui paraissent, à vrai dire, aussi anciennes que l'homme : le désespoir et l'espoir sont nés en même temps que la pensée qui toujours a connu son néant et toujours cherché à s'en libérer, chaque époque se contentant de les rebaptiser. Malraux n'est pas responsable de la vogue inquiétante des formules qu'il a, plus qu'aucun autre, mais sans le vouloir, contribué à lancer, et il faut rendre cette justice à MM. Sartre et Camus qu'ils ont soin de ne pas le compromettre, en le nommant le moins possible. Mais la traduction qui a été donnée de la plus négatrice de ces notions montre à quel point sa véritable portée a été méconnue. Malraux a seulement posé le problème de l'absurde parce que cette constatation initiale, faite avec honnêteté, assurait seule la pensée d'un point de départ solide. Nulle trace cependant chez lui de la délectation morose chère aux propagateurs de la foi existentialiste : si Malraux entend recommander à l'homme une règle de vie qui tienne compte de ses impuissances, il décide de ne pas s'en satisfaire. L'homme total, pour lui, ne sera pas le total de ses manques, mais le tout positif qu'il peut et doit être en dépit de son infirmité originelle. Non pas borné à ses horizons immédiats, ou spectateur accablé d'un univers et d'une société absurdes – (et enchanté de son désenchantement) : mais explorateur audacieux, acteur efficace – et délivré de sa nausée.

C'est dire qu'André Malraux tente depuis son premier livre de préciser les règles de ce nouvel humanisme auquel aspire obscurément une pensée privée de ses traditionnels soutiens métaphysiques. En cet effort, poursuivi pendant vingt ans et dont ne se relâche pas la constance, réside la singulière grandeur de cet homme qui, sans se décourager, a fait lui-même au risque de sa vie chacune des expériences que nécessitait sa recherche. Parti d'un individualisme sans limite dont il oppose la protestation aux «royaumes métalliques de l'absurde» (La Tentation de l'Occident, 1926), Malraux comprend la stérilité de cette position (Vers une Jeunesse européenne, 1927) et cherche dans l'action ce dépassement qui peut seul donner un sens à la vie humaine; d'abord dans une «grande action quelconque» (Les Conquérants, 1928,  La Voie royale, 1930), puis celle-ci aboutissant à la même désillusion, il lui donne le but auquel depuis longtemps aspiraient tout à la fois son esprit et son cœur : c'est la découverte de l'autre et le combat pour l'autre (La Condition humaine, 1933, Le Temps du Mépris, 1935, L'Espoir, 1937). Mais à la nostalgie de l'engagement qui le tourmentait au temps de son choix égocentriste, une nouvelle hantise s'est substituée : celle de la personne une, distincte, irremplaçable, dont toute grande action collective méconnaît les droits imprescriptibles. Il serait intéressant – mais ce ne peut être ici notre propos – de dégager à travers ses tâtonnements et ses contradictions l'unité de cette œuvre déchirée dont il semble qu'elle aboutisse à une promesse d'équilibre depuis La Lutte avec l'Ange, roman qui paraît enfin mériter, sous la forme inachevée que nous connaissons seule encore, le titre prématurément donné par l'auteur à son œuvre précédente : L'Espoir.

Ce qu'il importe de noter, c'est le caractère constructif des recherches d'André Malraux, j'oserai même dire : roboratif, car vraiment ils ont besoin d'être remontés tous ceux qu'ébranle le consternant séisme existentialiste. A ces disciples égarés d'un nouveau romantisme du désespoir qui déjà ne peuvent plus supporter le poids de leur feinte sérénité et appellent au secours, Malraux offre ses fécondes expériences dont peut-être les résultats se feront un jour découvertes. Pour la Société – qu'il convient d'arracher à son inhumain chaos et de reconstruire sur des fondements plus justes – comme pour l'Humanité, – dont il faut organiser les fatalités, – la vocation proposée est celle-là même que Malraux nous offre en un tout autre domaine, à propos de l'Art : la tâche de l'Homme – sa gloire inaliénable – la seule espérance qui s'offre à lui, sont de reconstruire à sa mesure la démesure du monde, en refaçonnant selon ses propres exigences un univers qui cesse de l'écraser au moment où il est véritablement, pour la première fois, arraché grâce à lui au néant. La promesse de salut que nous annonce aujourd'hui Jean-Paul Sartre, c'est d'André Malraux qu'il en tient le secret, comme en témoigne le manifeste de sa revue Les Temps modernes en sa partie efficace et non systématique. Aussi bien convierons-nous la jeunesse à reconnaître enfin son véritable maître.


Télécharger l’article.