D/1934.11.02 — André Malraux : «Problèmes littéraires – A propos de la littérature soviétique», «Monde», 2 novembre 1934, n° 313, p. 8-9.

Fragments sténographiés de l'improvisation d'André Malraux au compte rendu du 1er Congrès des Ecrivains Soviétiques. Seule reproduction autorisée par l'auteur.

 

Il est d'abord indispensable de préciser deux notions qui vont rôder au-dessous de tout ce que je dirai, comme elles rôdaient déjà au-dessous de ce qui a été dit jusqu'ici.

La première est celle des rapports entre le marxisme et la littérature soviétique.

Concevoir une littérature comme l'application d'une doctrine ne correspond jamais à une réalité. L'Evangile a fait la Chrétienté qui a fait à son tour la littérature chrétienne. Les doctrines grecques ont fait la cité hellénique qui a fait à son tour la littérature grecque. Le marxisme a fait la société soviétique qui s'exprime dans la littérature de l'U.R.S.S. Entre une littérature et une doctrine il y a toujours une civilisation, des hommes vivants.

Le second problème est celui de la liberté de l'artiste. Tout ce qui a été dit ici me semble juste, mais peut-être faudrait-il envisager maintenant un élément plus complexe.

Prétendre que la liberté de l'écrivain bourgeois se définit par la possibilité qu'il a toujours d'exprimer la classe bourgeoise, est juste socialement, beaucoup moins juste artistiquement.

Je crois que la bourgeoisie ne s'est jamais exprimée directement. Elle ne se justifie pas en tant que bourgeoisie. Elle essaie toujours de le faire soit en tant qu'aristocratie, soit en tant que culture, soit en tant que nationalisme, soit en tant que religion. Alors que la civilisation chrétienne, elle, se justifiait comme telle, la bourgeoisie, depuis sa grande époque du XVIIIe siècle, se justifie toujours par une voie détournée.

Ce n'est ni Claudel, ni Proust qui signifient la bourgeoisie, c'est Henry Bordeaux.

L'artiste, en tant que tel, est si peu libre du choix de son sujet qu'il nous est impossible de concevoir actuellement le meilleur d'entre les écrivains bourgeois décidant de consacrer un livre au président Doumergue et parvenant à créer une œuvre de talent. C'est que c'est seulement dans l'élément positif d'une civilisation que l'œuvre d'art trouve sa force, et là est le point sur lequel je voulais attirer votre attention.

La liberté qui compte pour l'artiste n'est pas la liberté de faire n'importe quoi : c'est la liberté de faire ce qu'il veut faire, et l'artiste soviétique sait bien qu'en tant qu'artiste ce n'est pas dans son désaccord avec la civilisation qui l'entoure mais au contraire dans son accord avec elle qu'il trouvera la force de son génie.

Nous avons pris l'habitude de vivre et de penser à l'intérieur d'une civilisation à laquelle l'esprit s'oppose par sa nature même. Je ne voudrais pas faire ici d'idéologie compliquée, je voudrais au contraire mettre en lumière un fait très simple : quelles que soient leurs forces et leurs faiblesses, les institutions présentes de l'Europe Occidentale sont inséparables d'une certaine hypocrisie. Beaucoup d'entre ceux qui m'écoutent ont vécu la guerre. Leur irritation ne reposait pas sur une doctrine, elle reposait sur la conscience du décalage, entre la réalité sanglante et tragique qui les entourait, même s'ils lui trouvaient par ailleurs, de la grandeur, avec la façon dont cette réalité était exprimée dans la presse et dans les livres. Dans ce domaine, le monde n'a pas beaucoup changé depuis la guerre.

Mais n'opposons pas ce que l'art soviétique a de meilleur à ce que l'art de la bourgeoisie a de plus bas. Envisageons ce que celui-ci eut de plus haut et voyons en quoi les deux arts diffèrent essentiellement.

Depuis plus de 60 ans, les grandes œuvres de l'art occidental se sont développées selon une ligne constante. Il ne s'agit plus, comme on le disait de Balzac, de peindre un monde, mais d'exprimer à travers des images le développement d'un problème personnel. Les Possédés ne sont pas la peinture, même hostile, d'un milieu révolutionnaire russe : c'est le développement de la pensée éthique de Dostoïevski à travers une succession de personnages vivants. Comme Nietzsche dans le Zarathoustra, Dostoïevski est un penseur qui s'exprime par paraboles.

Le problème de la peinture est le même. Si Cézanne diminue de plus en plus la valeur du sujet, ce n'est ni par goût de la peinture «bien peinte» au sens hollandais, ni par amour de la nature morte. C'est que Cézanne a ainsi place libre pour s'exprimer lui-même; et cette disparition du sujet qui aboutira à la peinture abstraite n'est nullement, comme on le prétend, un respect de plus en plus grand de l'élément graphique, mais en vérité un respect de plus en plus grand du peintre. Le peintre abstrait moderne crée son mythe tout comme Dostoïevski, et, au sens où Goethe disait : tout écrivain écrit ses œuvres complètes, on peut dire que Picasso n'a presque pas cessé de peindre ses œuvres complètes.

 


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