D/1946.11.04 — André Malraux : «L'Homme et la culture artistique», Paris, J.-J. Pauvert, 1947, 53 p.

D/1946.11.04 — André Malraux : L'Homme et la culture artistique, Paris, J.-J. Pauvert, 1947, 53 p.        

Il s'agit du texte d'un discours prononcé le 4 novembre 1946 à l'Unesco et publié sous le titre «A la Sorbonne. André Malraux ouvre la semaine culturelle de l'Unesco» dans Carrefour [Paris], n° 116, 7 novembre 1946, p. 1 et 5.


 

André Malraux

L'homme et la culture artistique

 

Extrait 1

Nous devons donc séparer le problème spécifique du problème de forme : le problème de savoir ce que c'était qu'un Juif quelconque à Jérusalem, sous David, du problème de la découverte de la justice; le problème de savoir ce que fut la découverte de la vie dans l'art grec, du problème de savoir ce qu'était un navigateur grec quelconque. Alors nous nous apercevons que le problème de l'homme en ce qui concerne le passé est celui-ci : quelle que soit la forme particulière d'une culture, aussi loin qu'elle soit de nous, elle nous atteint exclusivement par sa forme suprême.

Sa structure n'a qu'une importance subordonnée.

Et l'Eglise n'a aucune importance ici, parce que tout l'importance dans ce domaine appartient aux Saints; l'armée n'a aucune importance, parce que toute l'importance appartient aux héros : et il est profondément indifférent, pour qui que ce soit d'entre vous, étudiants, d'être communiste, anticommuniste libéral, ou quoi que ce soit parce que le seul problème véritable est de savoir, au-dessus de ces structures, sous quelle forme nous pouvons recréer l'homme.

Nous sommes en face de l'héritage d'un humanisme européen. Cet héritage nous apparaît comment ? D'abord, comme le lien d'un rationalisme permanent, avec une idée de progrès. Il s'agit donc de savoir si nous revendiquons ces deux idées, ou si nous pensons que le problème européen n'est nullement là, que la culture de l'Europe est entièrement autre chose.

J'entends bien que, quelque humaniste que nous cherchions, il est douteux qu'il nous épargne la guerre. Mais il était également douteux que le monde de la charité la plus profonde, qu'il s'appelât le christianisme ou le bouddhisme, supprimât la guerre, car il ne l'a pas supprimée. Les cultures n'ont jamais été maîtresses de toute la nature humaine, qu'elles n'ont atteinte que d'une façon extrêmement lente et craintive, mais elles ont été des moyens de permettre à l'homme de parvenir à son accord avec lui-même; et, cet accord obtenu de tenter d'approfondir son destin. Le christianisme n'a pas supprimé la guerre, mais il a créé une figure de l'homme devant la guerre que l'homme pouvait regarder en face.

Et nous n'irons peut-être pas plus loin, mais nous irons déjà bien loin et nous aurons changé beaucoup, si nous pouvons faire que l'Europe, en face de ses problèmes sociaux, de ses problèmes militaires et de ses problèmes tragiques, se fasse enfin une idée de l'homme qu'elle puisse regarder en face.

En somme, cette idée de l'homme lorsqu'elle a surgi, a surgi contre quoi ? Contre les dieux et contre le démon. C'était l'idée de l'homme seul, capable d'échapper à la condition humaine en tirant de lui-même les forces profondes qu'il avait été jadis chercher hors de lui. Il ne peut exister contre le poids énorme du destin qu'en s'ordonnant sur une part choisie de lui-même. Il n'y a pas, dans l'idée de culture, de structure plus profonde que celle qui naît de cette nécessité, pour l'homme, de s'ordonner en fonction de ce qu'il reconnaît comme sa part divine.

 

Extrait 2

A l'heure actuelle, que sont les valeurs de l'Occident ? Nous en avons assez vu pour savoir que ce n'est certainement ni le rationalisme ni le progrès. L'optimisme, la foi dans le progrès, sont des valeurs américaines et russes plus qu'européennes. La première valeur européenne, c'est la volonté de conscience. La seconde, c'est la volonté de découverte. C'est cette succession des formes que nous avons vues tout à l'heure dans la peinture. C'est cette lutte permanente de la psychologie contre la logique que nous avons vue dans le roman et que nous voyons dans les formes de l'esprit. C'est le refus d'accepter comme un dogme une forme imposée, parce que, après tout, il est tout de même arrivé que des navigateurs aient découvert des perroquets, mais il n'est pas encore arrivé que des perroquets aient découvert des navigateurs.

La force occidentale, c'est l'acceptation de l'inconnu. Il y a un humanisme possible, mais il faut bien nous dire, et clairement, que c'est un humanisme tragique. Nous sommes en face d'un monde inconnu; nous l'affrontons avec conscience. Et ceci, nous sommes seuls à le vouloir. Ne nous y méprenons pas : les volontés de conscience et de découverte, comme valeurs fondamentales, appartiennent à l'Europe et à l'Europe seule. Vous les avez vues à l'œuvre d'une façon quotidienne dans le domaine des sciences. Les formes de l'esprit se définissent, à l'heure actuelle, par leur point de départ et la nature de leur recherche. Colomb savait mieux d'où il parlait qu'où il irait. Et nous ne pouvons fonder une attitude humaine que sur le tragique parce que l'homme ne sait pas où il va, et sur l'humanisme parce qu'il sait d'où il part et où est sa volonté.

L'art de l'Europe n'est pas un héritage, c'est un système de volonté : et l'Europe ne sera pas un héritage, mais volonté ou mort.

Sommes-nous mourants ? Je parlais tout à l'heure de la bataille de Londres. Nous nous souvenons de l'impression que nous avons eue, tous, lorsque Churchill disait : «Jamais, depuis les Thermopyles, un si petit nombre d'hommes n'aura sauvé la liberté du monde». Eh bien ! même si – ce que je ne crois pas – l'Empire britannique agonisait, souhaitons à tous les Empires qui ont combattu avec nous d'avoir une aussi belle mort !

Nous ne sommes pas sur un terrain de mort. Nous sommes au point crucial où la volonté européenne doit se souvenir que tout grand héritier ignore ou dilapide les objets de son héritage, et n'hérite vraiment que l'intelligence et la force. L'héritier du christianisme heureux, c'est Pascal. L'héritage de l'Europe, c'est l'humanisme tragique.

Depuis la Grèce, il s'est exercé contre ce qu'on appelait les dieux. Pas les Vénus et les Apollons : les vrais, les figures du destin. La tragédie grecque nous trompe : elle surgit comme une ombre ardente de l'immensité des sables d'Egypte, de l'écrasement de l'homme par les dieux babyloniens. Elle est la mise en question du destin de l'homme : au destin de l'homme, l'homme commence et le destin finit.

Et quant au Dieu de l'Ancien Testament, – qu'au jour de la Résurrection, il fasse renaître d'un côté les foules humaines, et que de l'autre il tire du fond des ruines les figures sculptées ! Ce qui sera vraiment le visage chrétien du Moyen Âge, le Christ incarné, ce ne sera pas le peuple de chair et de sang qui priait dans la nef, ce sera le peuple des statues.

Tout art est une leçon par ses dieux. Car l'homme crée ses dieux avec tout lui-même, mais il crée son art le plus haut avec le monde réduit à l'image de son secret toujours le même : faire éclater la condition humaine par des moyens humains.

Nous avons fait un certain nombre d'images qui valent qu'on en parle, non seulement dans les arts, mais dans l'immense domaine de ce que l'homme tire de lui-même pour s'accuser, se nier, se grandir ou tenter de s'éterniser. Des plus hautes solitudes, même celle en Dieu, nous avons fait des moissons : qui donc sur la terre, sinon, nous, a inventé la fertilité du saint et du héros ? Le Héros assyrien est seul sur ses cadavres, le Bouddha seul sur sa charité. Michel-Ange, Rembrandt, est-ce que ce sont seulement des rapports de volumes et de couleurs, ou aussi des hommes jetés en pâture à leur faculté divine, au bénéfice de tous ceux qui en seront dignes ? La justice de la Bible, la vieille liberté des cités, qui les a imposées au monde ? Mais la justice et la liberté seules, nous venons de le voir du reste, sont vite menacées. Et ce qui les dépasse, c'est l'Europe qui l'a cherché.

Je dis qu'elle le cherche encore. Et que, jusqu'à nouvel ordre, elle est seule à le chercher. En face de l'inconnu et de la torture pas encore oubliée. Bien entendu, de siècle en siècle, un même destin de mort courbe à jamais les hommes; mais de siècle en siècle aussi, en ce lieu qui s'appelle l'Europe – et en ce lieu seul – des hommes courbés sous ce destin se sont relevés pour partir inlassablement vers la nuit, pour rendre intelligible l'immense confusion d'un monde et transmettre leurs découvertes au lieu d'en faire des secrets, pour tenter de fonder en qualité victorieuse de la mort le monde éphémère, pour comprendre que l'homme ne naît pas de sa propre affirmation, mais de la mise en question de l'univers. Comme de l'Angleterre de la bataille de Londres, disons : «Si ceci doit mourir, puissent toutes les cultures mourantes avoir une aussi belle mort !»

Mais crions aussi que, malgré les plus sinistres apparences, ceux qui viendront regarderont peut-être l'angoisse contemporaine avec stupéfaction; et que l'Europe de la prise de Rome, l'Europe de Nicopolis, l'Europe de la chute de Byzance ne leur sembleront peut-être qu'un remous misérable à côté de l'esprit acharné qui dit aux immenses ombres menaçantes qui commencent à s'étendre sur lui :

«De vous comme du reste, nous nous servirons, une fois de plus, pour tirer l'homme de l'argile.»

 

Télécharger le discours.

 

sorbonne1