[1] «L'Europe et la Russie», Le Rassemblement [Paris], n° 46, 6 mars 1948, p. 1 et 2. Premier fragment d'un discours que Malraux a prononcé le 5 mars 1948, salle Pleyel, à des intellectuels français.
[2] «La Technique du mensonge», Le Rassemblement [Paris], n° 47, 13 mars 1948, p. 1 et 2. Deuxième fragment de ce même discours.
[3] «L'Européen s'éclairera au flambeau qu'il porte même si sa main brûle», Le Rassemblement [Paris], n° 48, 20 mars 1948, p. 1 et 3. Troisième fragment du même discours.
La totalité du discours est reprise dans :
André Malraux, «Adresse aux intellectuels», Le Cheval de Troie [Paris], nos 7-8, juillet-août 1948, p. 973-998.
André Malraux
Adresse aux intellectuels (1948)
Extrait 1 :
Et dans cette salle, ce soir, nous pouvons dire sans ridicule : «Vous qui êtes ici, vous êtes la première génération d'héritiers de la terre entière.»
Comment un tel héritage est-il possible ? Prenons bien garde que chacune des cultures disparues ne s'adresse qu'à une partie de l'homme. La culture du Moyen Âge était d'abord une culture de l'âme; celle du XVIIe, d'abord une culture de l'esprit. D'âge en âge, des cultures successives, qui s'adressent à des éléments successifs de l'homme, se superposent; elles ne se rejoignent profondément que dans leurs héritiers. L'héritage est toujours une métamorphose. L'héritier véritable de Chartres, bien entendu, ce n'est pas l'art de Saint-Sulpice : c'est Rembrandt. – Michel-Ange, croyant refaire l'antique, faisait Michel-Ange…
En définitive, qu'auraient pu se dire ceux dont notre culture est née ? Celle-ci unit un élément grec, un élément romain, un élément biblique – passons là-dessus; mais César et le prophète Elie, qu'auraient-il échangé ? Des injures. Pour que pût naître véritablement le dialogue du Christ et de Platon, il fallait que naquît Montaigne.
C'est seulement chez l'héritier que se produit la métamorphose d'où naît la vie.
Extrait 2 :
Nous avons l'air de croire que nous sommes des malheureux en face d'une immense culture qui s'appelle les romanciers américains, et une autre immense culture qui s'appelle je ne sais pas trop quoi – au mieux, les musiciens russes (ce qui n'est d'ailleurs pas mal).
Mais enfin, tout de même, la moitié du monde regarde encore l'Europe, et il n'y a plus qu'elle qui réponde à son interrogation profonde. Qui donc a pris la place de Michel-Ange ? Cette lueur qu'on cherche en elle, c'est la dernière lueur de la lumière de Rembrandt; et le grand geste frileux dont elle croit accompagner son agonie, c'est encore le geste héroïque de l'esclave de Michel-Ange…
On vient nous dire : «Ce sont des valeurs bourgeoises.» Mais, en définitive, qu'est-ce que c'est que cette histoire de la définition de l'art par son conditionnement ?
Qu'on me comprenne bien. Je tiens pour juste qu'un philosophe russe – d'ailleurs en Sibérie depuis – ait dit que «la pensée de Platon est inséparable de l'esclavage». Il est vrai qu'il y a une donnée historique de la pensée, un conditionnement de la pensée. Mais le problème ne se termine pas ici : il commence. Car, enfin, vous, vous avez lu Platon ! Ce n'est tout de même pas en tant qu'esclave !
Personne dans cette salle – pas plus moi que les autres – ne sait quels sentiments animaient un sculpteur égyptien lorsqu'il sculptait une statue de l'Ancien Empire; mais il n'en est pas moins vrai que nous regardons cette statue avec une admiration que nous ne sommes pas allés chercher dans l'exaltation des valeurs bourgeoises; et le problème qui se pose c'est précisément de savoir ce qui, dans les cultures mortes, assure leur transcendance partielle.
Je ne parle pas ici d'éternité; je parle de métamorphose. L'Egypte a reparu pour nous; elle avait disparu pendant plus de quinze cents ans. La métamorphose est imprévisible ? Eh bien ! nous sommes en face d'une donnée fondamentale de la civilisation, qui est l'imprévisibilité des renaissances; mais j'aime mieux un monde imprévisible qu'un monde imposteur.
Extrait 3 :
Il reste, dans l'ordre positif, une pensée qui veut exalter la solidarité, le travail et un certain messianisme noble, avec ce qu'il y a toujours de dédain chez les délivreurs. Et puis, des psychotechniques destinées à créer l'image du monde la plus favorable à l'action du parti; et les sentiments les plus favorables. «Les écrivains sont les ingénieurs des âmes». Et comment !
Mais pour cela ils revendiquent la vérité. N'oublions pas que le plus grand journal russe s'appelle Pravda : la vérité. Il y a pourtant ceux qui savent; et ici, se pose un problème assez intéressant : à partir de quel grade a-t-on maintenant en Russie le droit d'être menteur ? Car Staline sait aussi bien que moi que l'instruction existe en France. Il y a ceux qui sont dans le jeu et ceux qui ne sont pas dans le jeu. Et je crois que cela vaut qu'on y réfléchisse, ainsi qu'au mépris impliqué par les techniques psychologiques. Qu'il s'agisse de faire acheter le savon ou d'obtenir le bulletin de vote, il n'y a pas une technique psychologique qui ne soit à base de mépris de l'acheteur ou du votant : sinon, elle serait inutile. Ici l'homme même est en cause. Le système est un tout. La technique peut exister sans totalitarisme; mais elle suit aussi inéluctablement celui-ci que la Guépéou, car sans police elle est un monstre vulnérable. Il fut difficile quelques années de nier que Trotski ait fait l'Armée rouge : pour que l'Humanité soit pleinement efficace, il faut que le lecteur ne puisse pas lire un journal opposé.
Il n'y a pas de marges : et c'est pourquoi le désaccord même partiel, d'un artiste, avec le système, le conduit à une abjuration.
Alors se pose notre problème essentiel : comment empêcher les techniques psychologiques de détruire la qualité de l'esprit ? Il n'y a plus d'art totalitaire dans le monde, à supposer qu'il y en ait jamais eu. La chrétienté n'a plus de cathédrales, elle fait Sainte-Clotilde, et la Russie retrouve, avec les portraits de Staline, l'art le plus bourgeoisement conventionnel. J'ai dit : «S'il y en a jamais eu» parce que ce n'est pas à l'art comme tel que les masses ont jamais été sensibles (aristocratie et bourgeoisie sont masses sur ce point…). J'appelle artistes ceux qui sont sensibles à la donnée spécifique d'un art; les autres sont sensibles à sa donnée sentimentale. Il n'y a pas «l'homme qui ignore la musique», il y a ceux qui aiment Mozart et ceux qui aiment les marches militaires. Il n'y a pas «l'homme qui ignore la peinture», il y a ceux qui aiment la peinture et ceux qui aiment le Rêve de Detaille ou les chats dans les paniers. Il n'y a pas «l'homme qui ignore la poésie», il y a ceux qui s'intéressent à Shakespeare et ceux qui s'intéressent aux romances. La différence entre les uns et les autres, c'est que, pour les seconds, l'art est un moyen d'expression sentimentale.
Il arrive, à certaines époques, que cette expression sentimentale recoupe un très grand art. C'est ce qui s'est passé avec l'art gothique. L'union des sentiments les plus profonds – de l'amour, de la vulnérabilité de la condition humaine – et d'une force proprement plastique produit alors un art de génie qui atteint chacun (il y a quelque chose de semblable chez les grands individualistes romantiques : Beethoven, un peu Wagner, Michel-Ange certainement, Rembrandt et même Victor Hugo).
Que l'œuvre sentimentale soit artistique ou non, c'est un fait : ce n'est ni une théorie ni un principe. Le problème pressant qui se pose à nous serait donc, en termes politiques, de substituer à l'appel mensonger d'une culture totalitaire quelconque, la création réelle d'une culture démocratique. Il ne s'agit pas de contraindre à l'art les masses qui lui sont indifférentes, il s'agit d'ouvrir le domaine de la culture à tous ceux qui veulent l'atteindre. Autrement dit, le droit à la culture, c'est purement et simplement la volonté d'y accéder.
………
Nous considérons que la valeur fondamentale de l'artiste européen, à nos plus grandes époques, depuis les sculpteurs de Chartres jusqu'aux grands individualistes, de Rembrandt à Victor Hugo, est dans la volonté de tenir l'art et la culture pour l'objet d'une conquête. Pour préciser, je dirai que le génie est une différence conquise; que le génie commence – que ce soit celui de Renoir ou celui d'un sculpteur thébain – à ceci : un homme qui regardait depuis son enfance quelques œuvres admirables qui suffisaient à le distraire du monde, s'est senti un jour en rupture avec ces formes, soit parce qu'elles n'étaient pas assez sereines, soit parce qu'elles l'étaient trop; et c'est sa volonté de contraindre à une vérité mystérieuse et incommunicable (autrement que par son œuvre), le monde et les œuvres mêmes dont il était né, c'est celle volonté qui a déterminé son génie. En d'autres termes, il n'y a pas de génie copieur, il n'y a pas de génie servile. Qu'on nous laisse tranquille avec les grands artisans du Moyen Âge ! Même dans une civilisation où tous les artistes seraient esclaves, l'imitateur de formes serait encore irréductible à l'esclave qui aurait trouvé des formes inconnues. Il y a dans la découverte, en art comme dans les autres domaines, une sorte de signature du génie, et cette signature n'a pas changé à travers les cinq millénaires d'histoire que nous connaissons.
Extrait 4 (deux derniers paragraphes) :
Nous proclamons d'abord comme valeur, non pas l'inconscient, mais la conscience; non pas l'abandon, mais la volonté; non pas le bourrage de crânes, mais la vérité (je sais, quelqu'un d'illustre a dit autrefois : «Qu'est-ce que la vérité ?…» Dans le domaine dont nous parlons, la vérité, c'est ce qui est vérifiable). Et enfin, la liberté de découverte. Tout cela, non pas : «vers quoi ?» car nous n'en savons rien, mais : «en partant d'où ?» comme dans les sciences contemporaines. Que nous le voulions ou non, l'Européen s'éclairera au flambeau qu'il porte, même si sa main brûle.
Ces valeurs, nous voulons donc les fonder sur le présent. Toute pensée réactionnaire est axée sur le passé, on le sait depuis longtemps; toute pensée stalinienne sur un hégélianisme orienté par un avenir incontrôlable. Ce dont nous avons d'abord besoin, c'est de trouver le présent. Dans l'ordre de l'esprit aussi, le Rassemblement est un mouvement de salut public.