D/1951.11.25 — André Malraux : «La France ne s’achète pas au marché noir»

D/1951.11.25 — André Malraux, «Extraits du discours prononcé par André Malraux à l'occasion de la séance de clôture des assises nationales», discours prononcé le 25 novembre 1951, à Nancy, en séance plénière de clôture des assises nationales du RPF Sténotypie de deux pages. (Archives de l'Institut Charles-de-Gaulle.)

Le texte de ce discours a été publié sous le titre «Malraux a dit» dans Le Rassemblement [Paris], n° 235, 30 novembre-6 décembre 1951, p. 16, (extraits);

sous le titre «“La France ne s'achète pas au marché noir”», dans Le Rassemblement [Paris], n° 238, 21-27 décembre 1951, p. 3, (extraits).


 

 

 

André Malraux

 

«La France ne s'achète pas au marché noir»

 

Un certain nombre de nos compagnons, au lendemain de nos assises, nous ont demandé le texte de deux parties du discours d'André Malraux, citées par la presse de façon différentes. Ce discours étant improvisé sur notes, nous n'en possédions pas le texte; voici les fragments qui nous en sont demandés, sténographiés sur l'enregistrement sonore pris à Nancy.

Notre compatriote vient de rendre hommage à Maurice Barrès :

Je crois avoir compris le dernier Barrès lorsque, soldat de la Libération dans ces départements, je trouvais presque toujours dans ma chambre un portrait de soldat; tantôt avec une croix de guerre; tantôt avec une Légion d'honneur, et si souvent avec une croix noire; presque toujours, le portrait d'un mort. Barrès a dit combien il était attaché aux cimetières de Lorraine; je regrette d'avoir compris trop tard que, s'il fut si douloureusement lié à la tristesse qui tombe à cette heure dernière les grandes vitres qui nous entourent, comme elle tombe sur les chrysanthèmes mouillés du jour des morts dans nos provinces de l'Est, ce n'était pas seulement par la nostalgie d'un passé de grandeur, c'était aussi parce que les cimetières de Lorraine sont gorgés de soldats morts.

Ce témoin de la France soupçonna très tôt un sens profond des métamorphoses de l'histoire. Témoin, il se voulut réconciliateur. Lui, que tout séparait de Victor Hugo, sauf l'art; lui, que tout séparait de son vieux maître Michelet, proclama que quiconque avait maintenu la générosité française appartenait à tous les nôtres, et que nul n'avait le droit de l'oublier. Lorsqu'il vint s'incliner devant le corps de Jaurès, il ne vit que ce visage, hélas ! pacifié, que ses paupières fermées sur un grand rêve. Et lorsqu'il mourut, son vieil ennemi Clemenceau, l'homme qu'il avait le plus attaqué jadis, vint à son tour s'incliner devant lui; et peut-être le Vendéen réconcilié se souvint-il alors de la phrase : «Clemenceau, Jaurès, tous ces hommes, je sais que dans la politique ils sont mes adversaires, mais dans la solitude et dans mon cœur, je les connais et je les aime.»

A ces mots si pleins et si graves, quelle étrange réponse apporte le chevrotement : «Je ne serai pas le Hindenburg de la quatrième République !», même multipliée par le retentissant écho de la bassesse humaine ! Grossier symbole d'une tactique pourtant opiniâtre et subtile… Que veut-on dire ? Que M. Vincent Auriol n'a pas remporté la victoire de Tannenberg ? On s'en doutait ?

Est-ce Hitler qui a rétabli la République malgré le mépris qui couvrait les politiciens ? Peu importe : nous avons d'autres chats à fouetter ! Qu'on sache une bonne fois qu'hier, aujourd'hui, demain, nous ne demandons ou ne demanderons à ces gens que d'exercer leurs fonctions; d'appeler qui appelle la France et de ne pas appeler qui elle n'appelle pas.

Mais nous ne nous laisserons pas faire, nous, gaullistes, ce qu'on appelle en Russie le coup de l'amalgame. Ça consiste à tenter de disqualifier la grandeur en la mêlant aux formes abjectes de la bassesse. Que Hitler ait été ou non un bon Allemand, aux Allemands d'en régler le compte avec le Chancelier qu'ils avaient nommé ! Mais le fascisme est le régime qui a institué les camps. Et là-dessus, en votre nom à tous, j'ai à dire ceci : Fasse la chance, que toute sa vie M. le Président de la République française ignore que, lorsqu'il essayait de brouiller, avec la boue et le sang des camps d'assassinat, la seule figure vers laquelle se soit tournée, pendant plusieurs années, toute l'humiliation de la France, les vieilles figures humiliées de notre pays, mêlées du fond des siècles aux pauvres figures humiliées d'hier, le regardaient en silence dans l'ombre, et attendaient qu'il eût fini !

C'est tout. Nous ne sommes pas plus fascistes que les socialistes ne sont marxistes, que le M.R.P. n'est fidèle, et que les communistes ne sont français.

La condition ouvrière, depuis cent ans, n'a jamais été plus mauvaise. Mais, jadis, la France avait affaire à des féodaux qui se proclamaient tels, et nous avons affaire, aujourd'hui, à des féodaux clandestins, forces souveraines de l'Etat. Leur haine opiniâtre – et justifiée – suffit à prouver que nous nous battons contre eux. La grande presse est avec nous ? Sans blague ? Et les combines de la radio ? Et les puissances d'argent ? Dites-donc, militants de base, vous avez souvent vu l'argent des puissances d'argent, vous ? (Applaudissements) Moi, pas souvent ! L'attitude des pouvoirs clandestins à l'égard du général de Gaulle est simple; il n'est pas un d'entre eux qui ne l'ait combattu ou trahi, – au moins oublié…

Contre les administrateurs de l'illusion, nous assumons la France. Il n'est pas question de personnes. Soustelle et Terrenoire l'ont dit; valables ou non, les autres ne prétendent même pas l'assumer. Nous avons espoir en la France. Pas eux. Tout le monde le sait, même eux, et c'est ce qu'ils craignent en nous. C'est pour cela, pour cela seulement que cette réunion appartient peut-être à l'histoire. Nous nous battrons bien ou nous nous battrons mal; ils se battront bien ou ils se battront mal; mais ce qui est en jeu, c'est le combat de ceux qui font encore confiance à la France contre ceux qui en parlent toute la journée et qui ne font confiance qu'à l'Amérique. (Applaudissements)

Chaque nation est et fut une aventure; quand une nation, qui fut grande, cesse d'avancer, elle devient soumise. On connaît la phrase : «Je crois aux miracles, parce que je crois à la France». Nous ne croyons pas à ces miracles-là, mais à la victoire et à l'acharnement. Nous ne croyons pas que la France va redevenir ce qu'elle fut quand elle était à la fois le pays le plus riche, le plus peuplé et le plus puissant d'Europe. Mais nous disons qu'il est intolérable que ceux qui s'en disent chargés admettent que la France de Jaurès doive aller prendre ses leçons de justice sociale et ses modèles d'habitations ouvrières chez la reine Juliana de Hollande; nous disons qu'il est odieux que la France de dix siècles doive envier l'armée du maréchal Tito, successeur du petit roi Alexandre de Yougoslavie. Nous ne prétendons être ni l'Amérique ni la Russie; mais, même en n'étant pas l'Amérique, quand on est la France, on pourrait encore être quelque chose (Applaudissements)

Quant à l'aide américaine, puisqu'il paraît qu'il s'agit de cela d'abord, disons-nous bien qu'un jour les Etats-Unis se lasseront de se demander tous les matins si la France est devenue sourde ou si elle est devenue morte. Au bout du compte, on n'aide pas très longtemps les sourds; au bout du compte, quand ils ne sont pas de votre famille, on n'aide pas très longtemps les morts. Chacun sait que le meilleur moyen d'être aidé, c'est encore de commencer par s'aider soi-même. C'est pour cela que nous disons : aventure ou pas aventure, oui, nous disons qu'il peut y avoir une France, qu'elle doit prendre sa charge et ne peut être aidée efficacement qu'au nom de la charge qu'elle a prise. Au nom de son poing fermé, comme diraient les staliniens, et non pas au nom de sa main tendue. Nous ne croyons pas que la France s'achète au marché noir.

De deux choses l'une, et il n'y en a pas de troisième : ou la France doit continuer, ou elle doit mourir. La France, et pas «la politique». Si elle doit mourir, qu'importe ce que je dis ? Nous serons balayés avec elle, et, du moins, en aurons-nous été peut-être la dernière voix. Mais si elle doit continuer (ça fait un certain temps qu'elle dure !) alors, une fois de plus, et aussi mal que nous ayons tenté de la maintenir, parce que nous l'aurons maintenue, les événements prendront la forme du destin.

 

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