D/1952.05.30 — André Malraux : Occidentaux, quelles valeurs défendez-vous ?

D/1952.05.30 — André Malraux, «Occidentaux, quelles valeurs défendez-vous ?», allocution prononcée le 30 mai 1952 à la séance de clôture des manifestations littéraires au congrès de l'Œuvre du xxe siècle, salle Gaveau. Carrefour [Paris], n° 403, 4 juin 1952, p. 1 et 6.


 

 

André Malraux

 

«Occidentaux, quelles valeurs défendez-vous ?»

 

Fin du texte :

Il peut y avoir une bonne peinture communiste, j'en suis convaincu. Une grande peinture peut-être. Dans la mesure où un peintre communiste, persuadé qu'il sert le prolétariat et même si ses sujets sont de propagande, reste seul maître de son style, c'est-à-dire de son art. Mais je ne suis pas moins assuré que si, avant qu'il ait commencé à peindre, on lui impose le style dans lequel il peindra, il n'y a aucun espoir qu'il soit un bon peintre, communiste ou non. Il n'y a même aucun espoir qu'il soit un peintre tout court. Je doute qu'on trouve Chartres, à Moscou ou ailleurs, en passant à travers Detaille; je crois qu'exalter la mauvaise peinture n'est pas une très bonne façon de se rapprocher de la bonne; je crois que les bonnes actions conduisent fort bien à la mauvaise peinture et j'affirme que si naît un jour un Rembrandt communiste, il ne ressemblera pas à Fougeron.

Qu'on nous dise que plus tard naîtra une grande peinture, soit; mais qu'on ne nous dise pas que celle-ci est de la peinture, car elle n'en est pas; et nous en avons assez d'entendre une esthétique, dont les œuvres vont de la sculpture jésuite à la peinture bourgeoise, se réclamer inépuisablement des cathédrales !

C'est une erreur fondamentale sur la nature même du génie, qui a imposé au marxisme la confusion entre «production» et «création», entre une œuvre asservie et une œuvre inventée. Confusion qui n'est pas même acceptable entre une statue médiévale quelconque et l'invention du Sourire de Reims, du David de Chartres ou de la Pietà de Villeneuve. Un chef-d'œuvre n'est pas un navet en mieux; Victor Hugo n'est pas Richepin en mieux. La production est irréductible à la création; elle peut en être la copie; elle n'en est ni un degré ni un état. C'est sur cette confusion que repose l'idée que l'art n'est que l'expression de la société. Idée sans importance lorsque l'accord entre l'artiste et la valeur suprême qu'il sert est étroit, comme au XIIIe siècle; mais qui devient délirante quand la création et la production entrent en lutte, quand il s'agit d'un art opposé par son sens le plus profond à la société dans laquelle il naît ! La structure de Cézanne, lisait-on devant les Cézanne au Musée d'art occidental de Moscou est l'expression de la décomposition bourgeoise. Ainsi un art serait-il l'expression de ce qu'il a toujours méprisé ou haï. L'idée que le génie du vieux Rembrandt, amoureux des servantes, en train de finir dans la solitude et l'abandon le grand ciel noir des Trois Croix; l'idée que le génie du pauvre Van Gogh en train de peindre le Café d'Arles avec des bougies sur son chapeau exprime quoi que ce soit de ceux qui sont en train de les faire mourir, devient saisissante aux époques où le génie est un immense cortège de misère. Vous avez vu les tableaux que présente l'«Œuvre du XXe siècle». Combien de ceux qui les ont peints ont été riches ou heureux d'autre chose que de leur génie ? D'un bout à l'autre du monde, ils ont créé des itinéraires de désespoir. Dans les grandioses funérailles du vagabond Gorki, j'ai vu naguère la revanche de l'agonie dérisoire et sans doute atroce du vagabond Villon. C'est une bien autre revanche que ces hommes, restés tous pauvres, tous solitaires, aujourd'hui réunis par la puissante Amérique pour témoigner d'une part d'honneur de son inquiète puissance. Salut, solitude de la création, à l'heure où tu fais partie du rachat des empires ! Salut, naissance arrachée à la douceur humaine qui pourrira sous la terre ! Salut, sœur de la première nuit glacée où une espèce de gorille, pour la première fois, se sentit mystérieusement le frère du ciel étoilé ! Il y a quelque chose de plus important que l'histoire, et c'est la constance du génie. Cézanne est l'expression du capitalisme et de la bourgeoisie comme Prométhée est l'expression du vautour.

En langage marxiste, on devait dire que Cézanne est l'expression du capitalisme comme Lénine. Comme Lénine, grâce au prolétariat russe, tirait du capitalisme écrasé la figure d'un nouveau monde, Cézanne tirait de l'écrasement de l'académisme, non seulement l'art moderne, mais encore la résurrection des formes de cinq millénaires.

Car cette résurrection est née de l'artiste sacrifiant tout à l'idée qu'il se faisait de son art. Jamais encore n'avait eu lieu la résurrection de tous les arts du monde. J'ai écrit : «Il est bien évident que Braque ne traduit pas la sculpture sumérienne; mais dans la mesure où il fait prendre conscience du caractère spécifique de l'art, il rend visible cette sculpture qu'on ne voyait plus; et le chirurgien qui opère quelqu'un de la cataracte ne lui traduit pas la lumière, il la lui donne ou il la lui rend». C'est l'art moderne qui nous a permis de voir toutes les formes du monde, lui qui, à travers l'héritage des formes, nous apporte l'immense héritage des valeurs métamorphosées. Et derrière cette résurrection, chant de l'histoire et non son produit, se précise l'énigme fondamentale : l'homme.

Toute culture profonde, en devenant mondiale, devient une aventure, au sens où la physique moderne en est une. Sans doute pour longtemps. Il a fallu plus de siècles pour élaborer l'astronomie que pour dire que la terre ne tournait pas. Notre culture est une interrogation orientée par la volonté d'accroître la conscience de l'homme.

Que chacun combatte où il le croit juste. Mais ne disons pas au nom de Spartacus «que Prométhée est l'expression d'une superstructure». César se souciait peu du prolétariat romain, et là où Prométhée n'est que littérature, Spartacus est vaincu d'avance. Dans ce monde aux trois quarts ruiné, il se peut qu'on se souvienne de la voix d'Antigone; et quand le premier artiste reparaîtra dans les ruines de la dernière ville spectre, en Occident ou en Russie, il reprendra le vieux langage de la découverte du feu, de l'invention des bisons magdaléniens. Une fois de plus, sur la terre qui porte la trace de la demi-bête aurignacienne et de la mort des empires, l'écho millénaire mêlera au bruit du vent sur les ruines : «Je ne suis pas venu pour soumettre ma part divine, mais pour rétablir l'homme et lui rappeler sa grandeur à voix basse.»

 

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