D/1959.05.28 — André Malraux : «Discours prononcé à Athènes, le 28 mai 1959», in Discours, allocutions, conférences de presse de M. André Malraux, ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles, 1958-1969, s.l.n.d. [Paris, ministère des Affaires culturelles, 1970], n.p. [3 p.]
André Malraux
Discours prononcé le 28 mai 1959 à Athènes
Monseigneur, Excellences, Mesdames, Messieurs,
Je remercie le Gouvernement hellénique de m'avoir convié à parler ici ce soir. C'est un grand honneur que de parler devant l'Acropole, même au nom de la France; mais au nom de la France, c'est un grand honneur fraternel.
Une fois de plus, la nuit grecque dévoile au-dessus de nous les constellations que regardaient le Veilleur d'Argos quand il attendait le signal de la chute de Troie. Sophocle quand il allait écrire Antigone – Périclès, lorsque les chantiers du Parthénon s'étaient tus… Mais pour la première fois, voici, surgi de cette nuit millénaire, le symbole illustre de l'Occident. Bientôt, tout ceci ne sera plus qu'un spectacle quotidien; cette nuit, elle, ne se renouvellera jamais. Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d'Athènes, la voix inoubliée qui depuis qu'elle s'est élevée ici, hante la mémoire des hommes : « Si toutes choses sont vouées au déclin, dites du moins de nous, siècles futurs, que nous avons construit la cité la plus célèbre et la plus heureuse… »
Cet appel de Périclès eût été inintelligible à l'Orient ivre d'éternité, qui entourait la Grèce. Nul n'avait, jusqu'alors parlé à l'Avenir. Et maints siècles l'ont entendu, mais cette nuit, ses paroles s'entendront depuis l'Amérique jusqu'au Japon. La première civilisation mondiale a commencé.
C'est par elle que s'illumine l'Acropole; c'est aussi pour elle, qui l'interroge comme aucune autre ne l'a interrogée. Le génie de la Grèce a reparu plusieurs fois sur le monde, mais ce n'était pas toujours le même. Il fut d'autant plus éclatant, à la Renaissance, que celle-ci ne connaissait guère l'Asie; il est d'autant plus éclatant, et d'autant plus troublant qu'aujourd'hui, que nous la connaissons. Bientôt, des spectacles comme celui-ci animeront les monuments de l'Egypte et de l'Inde, rendront voix aux fantômes de tous les lieux hantés. Mais l'Acropole est le seul lieu du monde hanté à la fois par l'esprit et par le courage.
En face de l'ancien Orient, nous commençons à comprendre que la Grèce a créé un type d'homme qui n'avait jamais existé. La gloire de Périclès – de l'homme qu'il fut et du mythe qui s'attache à son nom – c'est d'être à la fois le plus grand serviteur de la cité, un philosophe et un artiste; Eschyle et Sophocle ne nous atteindraient pas de la même façon si nous ne nous souvenions qu'ils furent des combattants. Pour le monde, la Grèce souveraine est encore l'Athéna pensive appuyée sur sa lance. Et jamais, avant elle, l'art n'avait uni la lance et la pensée.
On ne saurait trop le dire, on ne saurait trop le proclamer; ce que recouvre pour nous le mot si confus de culture – l'ensemble des créations de l'art et de l'esprit – c'est à la Grèce que revient la gloire d'en avoir fait un moyen majeur de formation de l'homme. C'est par la première civilisation sans livre sacré, que le mot intelligence a voulu dire interrogation. L'interrogation dont allaient naître tant de conquêtes, celle du cosmos par la pensée, celle du destin par la tragédie, celle du divin par l'art et par l'homme. Tout à l'heure, la Grèce antique va vous dire :
J'ai cherché la vérité, et j'ai trouvé la justice et la liberté, j'ai inventé l'indépendance de l'art et de l'esprit. J'ai dressé pour la première fois, en face de ses dieux, l'homme prosterné partout depuis quatre millénaires. Et du même coup, je l'ai dressé en face du despote !
C'est un langage simple, mais nous l'entendons encore comme un langage immortel.