André Malraux, «Discours de M. André Malraux», discours prononcé à l'occasion de l'inauguration de la Maison franco-japonaise de Tokyo, le 22 février 1960. (Document dactylographié de 5 pages, s.l.n.d.) (Archives de l'Institut Charles-de-Gaulle.)
André Malraux
Inauguration de la Maison franco-japonaise de Tokyo le 22 février 1960
Je remercie d'abord les hautes personnalités japonaises qui sont venues ici marquer leur amitié pour la France. Il est incontestablement singulier que des ministres d'un bout à l'autre du monde se retrouvent lorsqu'il s'agit de problèmes culturels. Il y a seulement cinquante ans, on se fut fort peu occupé de tels problèmes et si l'on s'en occupe aujourd'hui, c'est probablement parce qu'on s'est aperçu qu'il s'agissait d'autre chose que d'échanger des films, des poèmes ou des tableaux, et c'est probablement parce que notre civilisation vient d'avoir conscience de ce que le mot culture prend un étrange prestige, au moment où, au déclin des religions, l'homme appelle culture le lien mystérieux qu'il établit avec ses morts et avec les formes disparues de l'esprit. On a pensé pour la première fois à la culture à la Renaissance, lorsqu'au moment où le christianisme, redécouvrant autre chose, chercha ailleurs qu'en Dieu la raison d'être de l'homme. Et notre époque, qui est à bien des égards une renaissance de l'humanité tout entière, redécouvre sans doute la culture de la même façon. Sachons donc que maintenant nous parlons pour parler de l'un des plus grands efforts de l'homme en face de la mort. Notre époque vient de faire une découverte immense, la découverte pour la première fois de la pluralité des civilisations. Pour la première fois, nous savons que les civilisations qui se sont succédé avant nous n'aboutissaient pas à nous. On croyait autrefois qu'il y avait une civilisation hébraïque, une civilisation grecque, une civilisation romaine, pour aboutir à la civilisation chrétienne, qu'il y avait eu une civilisation chinoise et peut-être nomade pour aboutir à la civilisation japonaise; on sait maintenant qu'il y a eu de nombreuses civilisations qui se sont profondément ignorées, qui ont cherché chacune sa propre vérité sans se connaître et que nous sommes les premiers à avoir sinon la connaissance, du moins les vestiges de toutes. La conséquence en est simple, c'est la destruction profonde de l'histoire telle qu'on l'a conçue avant nous. Quelle que soit la puissance de la pensée hégélienne, il n'y a pas de phénoménologie de l'histoire en face de la pluralité des civilisations; l'homme sait désormais qu'il est énigme et l'une de ses recherches les plus profondes est de savoir quelle part mystérieuse simplement animale ou au contraire suprême, peut avoir uni les forces oubliées de l'esprit à travers des civilisations qui ne se connaissaient pas.
Au même moment, nous découvrons, avec la pluralité des civilisations, la naissance de la première civilisation planétaire. Quels que soient nos désirs, nous savons que maintenant l'humanité a pris conscience d'elle-même et que pour la première fois, elle va tenter une aventure commune. Malgré la politique, malgré les haines, malgré peut-être les amours, quelque chose qui s'appelle la Terre est en train de naître et les hommes sont en train de se rapprocher par des voies bien différentes les unes des autres : la première, qui est bien entendu la science, la seconde qui est peut-être le monde de l'apparence opposé à celui de la pensée, c'est-à-dire le cinéma, et enfin la multiplicité des reproductions de toutes les œuvres d'art. Pour la première fois, nous connaissons la pluralité du passé, mais pour la première fois, nous pouvons chercher ce qui fit la valeur de chacune des civilisations du passé; car, autrefois, chaque civilisation ne connaissait les autres que comme primitives ou comme ennemies. Pour le christianisme, jusqu'à la Renaissance, Grèce fut un moment de l'histoire qui aboutissait à elle et l'Islam était simplement un ennemi, comme l'était l'Inde, comme l'était le Japon. Mais nous savons, nous, désormais, que la pensée humaine ne vaut que dans la mesure où elle retrouve la noblesse et la grandeur de ce qui s'écarte le plus d'elle, de ce qui lui est le plus lointain. C'est pourquoi des associations comme celle-ci sont appelées à jouer un rôle énorme, non pas parce qu'il s'agit simplement d'échanger des pensées ou des œuvres, mais parce que (je ne sais ce que le Japon choisira pour la France et bien entendu cela lui appartient), ce que la France choisit pour le Japon, c'est de devenir pour l'Occident tout entier la mandataire du génie japonais. Comprenez-bien que ce génie est profondément ignoré dans le monde. Pour le monde entier, le Japon est encore un exotisme et un pittoresque, une dépendance de ses charmantes estampes. Il s'agit de dire, d'abord, que le Japon n'est pas un héritage de la Chine; vous Japonais, vous le savez tous, mais il n'y a presque pas d'Européens qui le sachent en dehors des spécialistes, qu'il n'est pas un héritage de la Chine parce qu'il en est séparé par le sentiment de l'amour, le sentiment du courage et le sentiment de la mort, que le Japon n'est pas une dépendance des estampes, que nous Français, peuple de la chevalerie, nous avons certainement à reconnaître bien des choses dans le peuple du Bushido et que le Japon véritable, ce sont vos grands peintres du XIIIe siècle qui sont parmi les premiers du monde, c'est Takanobu, c'est votre musique et que ce ne sont pas vos estampes. Puisse d'abord notre rapprochement faire que la France dise à tous ceux qui voudront l'entendre : ce peuple, que vous avez tenu si longtemps pour un peuple de charme et de pittoresque, fut un peuple de héros, et si vous voulez connaître son âme, ne la cherchez pas dans sa peinture, mais cherchez-la dans sa musique ou les chants sur les harpes de fer, dans le chant des morts et le chant des héros, l'un des plus profonds symboles de la profonde Asie.
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