D/1961.05.14 — André Malraux : «Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la place de la Brigade Alsace-Lorraine, à Metz»

André Malraux, «Discours prononcé par Monsieur André Malraux, ministre d'Etat, à l'occasion de l'inauguration de la [place de la] Brigade Alsace-Lorraine, à Metz, le 14 mai 1961», Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d. [1970], [3 p.].


 

 

André Malraux

 

Discours prononcé à l'occasion de l'inauguration de

la place de la Brigade Alsace-Lorraine à Metz le 14 mai 1961

 

L'histoire d'un peuple est faite d'actes illustres, mais son âme est faite d'actes oubliés qui disparaîtraient comme une dérive de nuages, s'ils ne se rassemblaient mystérieusement en elle. Puisse chacun de nous, lorsqu'il le peut, faire que la mémoire des hommes n'oublie pas ce que conserve obscurément leur cœur ! Je suis venu ici pour que la Lorraine sache ce qu'ont fait des Lorrains, et d'abord pour que des enfants de Lorraine sachent ce qu'ont fait leurs pères morts ou survivants, qui ont été mes compagnons.

Quand l'écrasant souvenir du désastre commença de peser moins lourd, quand on commença d'oublier les longues files de notre armée en retraite dans les jardins de Juin sous les nuées sinistres des dépôts d'essence en feu, quand l'espoir reparut, les Lorrains et les Alsaciens repliés rejoignirent les jeunes des départements du Centre dans la clandestinité. Alors commencèrent les maquis d'arbres nains où l'on gagnait à quatre pattes les chambres souterraines lorsque la Gestapo fouillait la grande forêt – les maquis dont les soldats qui ne se rasaient plus ressemblaient aux laboureurs du Moyen Âge, les maquis dont les drapeaux étaient des bouts de mousseline cousus, et les armes, des révolvers et des fusils de chasse. Quelque explosif aussi, heureusement ! Les premiers coups de main commencèrent. Bien modestes, encore et beaucoup moins importants par leurs pauvres victoires que par leur accent de sacrifice. L'ennemi réparait telle centrale électrique détruite, mais la rumeur qui emplissait la ville, c'était la réponse à l'appel du 18 Juin, la voix retrouvée de la France.

Je me souviens du jour où, en Corrèze, un groupe des vôtres, après avoir fait sauter un transformateur, fut pris et exécuté par la Wehrmacht. Les corps des morts avaient été exposés devant la mairie et devaient être enterrés quasi-clandestinement à l'aube.

Dans les villages de cette région, il est de tradition qu'une femme de chaque famille assiste, debout auprès de la tombe familiale, aux obsèques de chaque mort du village. Lorsque les corps des maquisards arrivèrent au cimetière, que le jour se leva sur les soldats allemands, mitraillette au poing, les figures de deuil venues pendant toute la nuit apparurent immobiles, depuis les tombes jusqu'au sommet des trois collines voisines, comme la garde silencieuse de la France.

Le temps des révolvers et des fusils de chasse cessa peu à peu. Les armes parachutées permirent de conquérir les armes ennemies. C'est un de nos officiers qui reçut à Brive la première capitulation de forces allemandes en zone libre; nous ne manquâmes plus d'armes légères. Le plan de sabotage des voies ferrées avait été exécuté. Nos destructions, en contraignant la division cuirassée Das Reich à emprunter la route sur laquelle l'attendait l'aviation alliée, ne lui permit d'entrer dans la bataille de Normandie, dit le texte officiel, «qu'avec un retard irréparable». Les cloches de la délivrance sonnaient dans tous les clochers, et les résistants du Centre pouvaient rentrer chez eux.

Mais ces résistants, c'étaient ceux que les Lorrains et les Alsaciens avaient accompagnés dans la reconquête de leurs villes, et surtout dans la libération de leurs villages. Et ils décidèrent de combattre jusqu'au jour ou seraient libérés aussi les villages et les villes de Lorraine et d'Alsace, ceux des camarades qui avaient libérés les leurs.

Ainsi naquit la Brigade Alsace-Lorraine, qui ne connut jamais un conseil de guerre.

Par l'union de nos unités de Corrèze et du Gers, de Brive et de Toulouse, de Dordogne et de Savoie ? sans doute. Cela appartient à son histoire, qui a été fort bien faite. Mais ce qui valut à cette brigade les volontaires qu'elle accueillit sur tous les chemins, naquit d'une sorte de serment de Koufra, beaucoup plus modeste, et beaucoup plus confus puisque nul d'entre nous ne le formula. Pour nous comme pour tant d'autres, Metz, Strasbourg étaient des symboles; mais pour nos combattants du Centre, elles étaient aussi les villes de leurs voisins de maquis, de leurs compagnons de combat : la Lorraine, c'était les maisons des copains.

Alors commença la montée vers le front des Vosges. Quel film ressuscitera la traversée du Massif Central par ces gazogènes extravagants ? Mais sur cette horde pourtant disciplinée de soldats à peine en uniforme, sur cette épopée de chapardeurs de poulets, le bras serrant l'arme ennemie conquise, et si pressés d'atteindre le front où les attendaient les divisions cuirassées allemandes, passait, avec les éclaircies d'automne, la lumière lointaine des soldats de l'an II…

Les blindés allemands, ils eurent la chance de les trouver dans la forêt. Les F.F.L. accueillirent fraternellement, malgré leur pittoresque, ces troupes dont le chef d'Etat-Major était un breveté (le lieutenant-colonel Jacquot, aujourd'hui commandant en chef des Forces alliées Centre-Europe…) dont les officiers et les sous-officiers avaient été formés par l'active ou par le combat – et tous, rompus à l'emploi du bazooka. Ô misère éternelle de l'éternel sursaut français ! Notre premier mort à Froideconche, l'un des nôtres les plus chers, fut tué lorsqu'il apportait en ligne les premiers casques… Mais quand, sous la pénétrante pluie d'automne qui s'installait, nous veillâmes ensemble les morts en short et ceux qui avaient porté un képi bleu, les seconds devinrent moins nombreux…

Je ne rappellerai pas les combats un à un : mais je parlerai de Dannemarie, et de Strasbourg.

A Dannemarie, toutes les troupes combattaient depuis plusieurs jours et le général Schlesser demanda des volontaires pour appuyer ses chars, avec la Légion, contre les chars et le train blindé allemands (Qu'hommage lui soit rendu au passage : à tous ceux qu'il commandait, il montra ce que put être jadis la fraternité de la chevalerie…). Dans la nuit, en avant de Dannemarie embrasée, villages et bourgs n'étaient plus que des noms de flammes. Et dans les reliefs d'incendie apparaissaient les chars que commençait à recouvrir la millénaire gelée blanche. Dans les étables, nos blessés et nos soldats dormaient le long des bêtes chaudes, dans une fraternité qui venait du fond des temps, d'aussi loin que le sourire du premier enfant… Unité par unité, je demandai les volontaires – et à l'aube, tous les Lorrains, toute la brigade partaient devant les chars.

Le train blindé fut neutralisé. Mais les ambulances redescendaient avec les légionnaires, avec les nôtres, avec nos capitaines qui furent remplacés par les commandants, avec le dernier commandant qui fut remplacé par le colonel. Le soir, Dannemarie était prise. Et cette nuit-là, nous, prisonniers évadés, nous passâmes longuement devant les unités allemandes prisonnières.

Quant à Strasbourg, chacun sait aujourd'hui que pendant quelques jours, la ville se trouva seule en face de l'attaque de Rundstedt. Leclerc était déjà au nord. Le général de Lattre me convoqua : «Le Général de Gaulle a décidé que Strasbourg ne serait abandonnée en aucun cas : la brigade Alsace-Lorraine doit y entrer immédiatement». C'était évident…

Nous n'avons certes pas été seuls à défendre Strasbourg, mais il m'est arrivé d'être seul à l'hôtel de la Maison-Rouge, de voir nos soldats seuls dans les rues désertes. Cette fois, toute la France attendait. Et il est beau que les Lorrains et leurs compagnons du Centre aient été ce jour-là aux côtés de leurs compagnons d'Alsace pour défendre tous ensemble ceux qui auraient payé cher de nous avoir applaudis trop tôt…

L'armée alliée revint; Strasbourg fut sauvée. Et au pont de Kraft une plaque dit : «Ici, la 1re D.F.L. et la brigade Alsace-Lorraine arrêtèrent l'avance allemande».

Puis, ce fut l'Allemagne. Et nos Lorrains, nos Alsaciens et nos Corréziens décorés à Stuttgart par le Général de Latte, le furent avec les Lorrains, les Alsaciens et les Corréziens qu'ils avaient délivrés ensemble des camps de concentration.

Telle est la simple et grande histoire que j'avais mission de rappeler. C'est celle du courage, c'est celle de la fraternité. C'est une de celles qui forment l'histoire du peuple de France, et qu'il garde, lorsqu'il les connaît, au plus secret de son cœur. Puissent les petits enfants de Lorraine se souvenir du Lorrain Peltre qui mourut en apportant nos premiers casques, du Lorrain Diener, commandant du commando Valmy où son père était lieutenant, où ses frères étaient soldats. Puissent-ils se souvenir des Lorrains sans nom pour lesquels nos paysannes en deuil montèrent en face de l'armée allemande leur garde silencieuse, de ceux qui combattirent en Corrèze avec des fusils de chasse, à Froideconche avec des bazookas, à Dannemarie aux côtés des légionnaires, à Strasbourg avec leurs sacrifices; des Lorrains qui avaient résolu de rentrer ici l'arme à la main, pour que leur famille ne fût pas délivrée sans eux, et qui revinrent avec un cortège fraternel, la France ramenant la France. Que la municipalité de cette ville glorieuse à tant d'égards, et d'abord par sa fidélité, soit remerciée de l'honneur qu'elle leur fait aujourd'hui, par les mots de la plus illustre Lorraine qui eût reconnu en eux ses compagnons : «ils ont été suffisamment à la peine, il est bien juste qu'ils soient à l'honneur».

 

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Le général Pierre-Elie Jacquot et André Malraux (colonel Berger)