D/1964.04.18 — André Malraux : «Discours prononcé lors de l’inauguration de la Maison de la culture de Bourges»

André Malraux

 

Discours prononcé le 18 avril 1964 lors de l'inauguration de

la Maison de la Culture de Bourges

 

         Ce qui se passe ici est une certaine aventure probablement dans le monde entier. Il y a cinq ans, nous avons dit que la France reprenait sa mission dans l'ordre de l'esprit et on nous a répondu de tous côtés : faites donc appel aux Français, ils ne viendront pas. Eh bien ! puisque la télévision existe, au lieu de regarder les orateurs, qu'elle prenne cette salle : la France qu'on avait appelée, elle est là ! Dans cette ville de 60.000 habitants, voilà une salle entière de gens qui se sont dérangés pour le domaine de l'esprit. Et si, à Paris, dans un district de 10 millions d'habitants, il y avait autant d'adhérents qu'il y en a dans cette ville, il n'y aurait pas une salle de Paris qui pût contenir les Français qui devraient s'y trouver.

         Je dis que c'est une aventure dans le domaine de l'esprit parce qu'il faut que l'on comprenne bien que le mot loisir devrait disparaître de notre vocabulaire commun. Oui ! Il faut que les gens aient des loisirs. Oui ! il faut les aider à avoir les meilleurs loisirs du monde. Mais, si la culture existe, ce n'est pas du tout pour que les gens s'amusent, parce qu'ils peuvent aussi s'amuser et peut-être bien davantage, avec tout autre chose et même avec le pire.

         Ce qui est la racine de la culture, c'est que la civilisation qui est la nôtre et qui, même dans des pays en partie religieux, n'est plus une civilisation religieuse, laisse l'homme seul en face de son destin et du sens de sa vie. Et ce qu'on appelle la culture, c'est l'ensemble des réponses mystérieuses que peut se faire un homme lorsqu'il regarde dans une glace ce que sera son visage de mort.

         Lorsque nous parlons de culture, nous parlons très simplement de tout ce qui, sur la terre, a appartenu au vaste domaine de ce qui n'est plus, mais qui a survécu. Ne parlons pas même d'immortalité car la Renaissance a voulu l'immortalité, mais ce qui la précédait ne voulait que l'éternité. Peu importe, nous n'avons plus aucune réalité de César ou d'Alexandre; les rois sumériens sont à peine pour nous des noms; mais, lorsque nous sommes dans un musée en face d'un chef-d'œuvre contemporain d'Alexandre, nous sommes dans un dialogue avec cette statue. Lorsque nous lisons L'Iliade, nous sommes dans un dialogue avec quelque chose dont il ne reste rien. Et, lorsque nous pensons à ce que fut la Grèce antique, lorsque nous pensons qu'il ne reste absolument rien de ce qui fut pourtant la première liberté des hommes, nous savons que nous entendrons quelque chose que vous allez entendre tout de suite, car je n'ai qu'à citer, c'est la voix d'Antigone lorsqu'elle dit : «Je ne suis pas sur la terre pour partager la haine, mais pour partager l'amour».

         La culture, c'est l'ensemble de telles paroles et l'ensemble de toutes les formes, fussent-elles les formes du rire, qui ont été plus fortes que la mort parce que la seule puissance égale aux puissances de la nuit, c'est la puissance inconnue et mystérieuse de l'immortalité.

 

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