D/1964.12.19 — André Malraux : «Discours prononcé pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le 19 décembre 1964».

Le texte est repris dans Le Monde, 21 novembre 1996, p. 16-17.

 


Discours prononcé par M. André Malraux le 19 décembre 1964

lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon

 

 

            Monsieur le Président de la République,

            Voilà donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre sans doute semblable à celui-ci, pour être parachuté sur la terre de Provence, et devenir le chef d'un peuple de la nuit. Sans cette cérémonie, combien d'enfants de France sauraient son nom ? Il ne le retrouva lui-même que pour être tué; et depuis, sont nés seize millions d'enfants…

            Puissent les commémorations des deux guerres s'achever aujourd'hui par la résurrection du peuple d'ombre que cet homme anima, qu'il symbolise, et qu'il fait entrer ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort.

            Après vingt ans, la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à l'organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris depuis son accent légendaire, voici comment je l'ai rencontré. Dans un village de Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre au Maire de les faire enterrer en secret, à l'aube. Il est d'usage, dans cette région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles de haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des siens, l'ensevelissement des morts français. Ce sentiment qui appelle la légende, sans lequel la Résistance n'eût jamais existé – et qui nous réunit aujourd'hui – c'est peut-être simplement l'accent invincible de la fraternité.

            Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait ce que Jean Moulin pensait de la Résistance, au moment où il partit pour Londres : «Il serait fou et criminel de ne pas utiliser, en cas d'action alliée sur le continent, ces troupes prêtes aux sacrifices les plus grands, éparses et anarchiques aujourd'hui, mais pouvant constituer demain une armée cohérente de parachutistes déjà en place connaissant les lieux, ayant choisi leur adversaire et déterminé leur objectif.». C'était bien l’opinion du Général de Gaulle. Néanmoins, lorsque, le 1er janvier 1942, Jean Moulin fut parachuté en France, la Résistance n'était encore qu'un désordre de courage : une presse clandestine, une source d’informations, une conspiration pour rassembler ces troupes qui n'existaient pas encore. Or, ces informations étaient destinées à tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les alliés débarqueraient. Certes, les résistants étaient les combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser d'être des Français résistants, et devenir la Résistance française.

            C’est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement parce que s'y trouvaient des combattants français (qui eussent pu n'être qu'une légion), pas seulement parce qu'une partie de l'empire avait rallié la France Libre. S'il venait demander au Général de Gaulle de l'argent et des armes, il venait aussi lui demander «une approbation morale, des liaisons fréquentes, rapides et sûres avec lui». Le Général assumait alors le Non du premier jour; le maintien du combat, quel qu'en fut le lieu, quelle qu'en fut la forme; enfin, le destin de la France. La force des appels de juin 40 tenait moins aux «forces immenses qui n'avaient pas encore donné», qu'à : «Il faut que la France soit présente à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa grandeur». La France, et non telle légion de combattants français. C’était par la France Libre, que les résistants de Bir-Hakeim se conjuguaient, formaient une France combattante restée au combat. Chaque groupe de résistants pouvait se légitimer par l'allié qui l'armait et le soutenait, voire par son seul courage; le Général de Gaulle seul pouvait appeler les mouvements de Résistance à l'union entre eux et avec tous les autres combats, car c'était à travers lui seul que la France livrait un seul combat. C’est pourquoi – même lorsque le Président Roosevelt croira assister à une rivalité de généraux ou de partis – l'armée d'Afrique, depuis la Provence jusqu’aux Vosges, combattra au nom du gaullisme – comme feront les troupes du parti communiste. C'est pourquoi Jean Moulin avait emporté, dans le double fond d’une boîte d'allumettes, la microphoto du très simple ordre suivant : «M. Moulin a pour mission de réaliser, dans la zone non directement occupée de la métropole, l'unité d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs».

            Inépuisablement, il montre aux chefs des groupements le danger qu'entraînerait le déchirement de la Résistance entre des tuteurs différents. Chaque événement capital – entrée en guerre de la Russie, puis des Etats-Unis, débarquement en Afrique du Nord – renforce sa position. A partir du débarquement, il devient évident que la France va redevenir un théâtre d'opérations. Mais la presse clandestine, les renseignements (même enrichis par l'action du Noyautage des Administrations publiques) sont à l'échelle de l'occupation, non de la guerre. Si la Résistance sait qu'elle ne délivrera pas la France sans les Alliés, elle n'ignore plus l'aide militaire que son unité pourrait leur apporter. Elle a peu à peu appris que s'il est relativement facile de faire sauter un pont, il n'est pas moins facile de le réparer : alors que s'il est facile à la Résistance de faire sauter deux cents ponts, il est difficile aux Allemands de les réparer à la fois. En un mot, elle sait qu'une aide efficace aux armées de débarquement est inséparable d'un plan d’ensemble. Il faut que sur toutes les routes, sur toutes les voies ferrées de France, les combattants clandestins désorganisent méthodiquement la concentration des divisions cuirassées allemandes. Et un tel plan d'ensemble ne peut être conçu, et exécuté, que par l'unité de la Résistance.

            C’est à quoi Jean Moulin s'emploie jour après jour, peine après peine, un mouvement de Résistance après l’autre : «Et maintenant, essayons de calmer les colères d'en face…». Il y a, inévitablement, des problèmes de personnes; et bien davantage, la misère de la France combattante, l'exaspérante certitude, pour chaque maquis ou chaque groupe-franc d'être spolié au bénéfice d'un autre maquis ou d'un autre groupe, qu'indignent, au même moment, les mêmes illusions… Qui donc sait encore ce qu'il fallut d'acharnement pour parler le même langage à des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers réactionnaires ou libéraux, des trotzkistes ou communistes retour de Moscou, tous promis à la même délivrance ou à la même prison; ce qu'il fallut de rigueur à un ami de la République espagnole, à un ancien «préfet de gauche», chassé par Vichy, pour exiger d'accueillir dans le combat commun tels rescapés de la Cagoule!

            Jean Moulin n'a nul besoin d’une gloire usurpée : ce n'est pas lui qui a créé Combat, Libération, Franc-Tireur, c'est Frenay, d'Astier, Jean-Pierre Lévy. Ce n’est pas lui qui a créé les nombreux mouvements de la zone Nord dont l'histoire recueillera tous les noms. Ce n'est pas lui qui a fait les régiments, mais c'est lui qui a fait l’armée.

            Attribuer peu d'importance aux opinions dites politiques, lorsque la nation est en péril de mort – la nation, non pas un nationalisme alors écrasé sous les chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse qui allait emplir le siècle; penser qu'elle dominerait bientôt les doctrines totalitaires dont retentissait l'Europe; voir dans l'unité de la Résistance le moyen capital du combat pour l'unité de la Nation, c'était peut-être affirmer ce qu'on a, depuis, appelé le gaullisme. C'était certainement proclamer la survie de la France.

 

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Ecouter le discours lu par André Malraux le 19 décembre 1964 (site et document de l’INA).

 

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