D/1965.09.01 — André Malraux : «Oraison funèbre à Le Corbusier»

André Malraux : «Hommage à Le Corbusier», Notre République [Paris], n° 183, 3 septembre 1965, p. 8.


 

André Malraux : «Hommage à Le Corbusier, le 1er septembre 1965»

 

            Au moment où le gouvernement décidait de rendre à Le Corbusier l'hommage solennel de la France, il recevait le télégramme suivant :

            «Les architectes grecs, avec une profonde tristesse, décident de déléguer leur président aux obsèques de Le Corbusier pour déposer sur sa tombe de la terre de l'Acropole».

            Et hier :

            «L'Inde, où se trouvent plusieurs des chefs d'œuvre de Le Corbusier, et la capitale qu'il a construite : Chandigahr, viendra verser sur ses cendres l'eau du Gange, en suprême hommage.»

            Voici donc l'éternelle revanche.

            Il est beau que la Grèce soit présente dans cette cour illustre qu'ordonnèrent tour à tour Henri II, Richelieu, Louis XIV et Napoléon, et que, ce soir, la déesse pensive incline lentement sa lance sur ce cercueil.

            Il est beau que soient aussi présents les mandataires des temples géants et des grottes sacrées, et que cet hommage soit l'hommage des éléments.

            Car c'est bien à un symbole fraternel que s'adressent ces symboles. Le Corbusier a connu de grands rivaux, dont quelques-uns nous font l’honneur d'être présents, et les autres sont morts. Mais aucun n'a signifié avec une telle force la révolution de l'architecture, parce qu'aucun n'a été si longtemps, si patiemment insulté.

            La gloire trouve à travers l'outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s'adressait à une œuvre plus qu'à une personne, qui s'y prêtait peu. Après avoir pendant tant d'années pris pour atelier le large couloir d'un couvent désaffecté, l'homme qui avait conçu des capitales est mort dans une cabane solitaire. Les baigneurs qui rapportèrent le corps du vieux nageur ignoraient qu’il s'appelât Le Corbusier. Mais peut-être eût-il été content de savoir que lorsqu'ils le voyaient chaque jour descendre vers la mer, ils l'appelaient «l'Ancien».

            Il avait été peintre, sculpteur, et, plus secrètement, poète. Il ne s'était battu ni pour la peinture, ni pour la sculpture, ni pour la poésie : il ne s'est battu que pour l'architecture. Avec une véhémence qu'il n'éprouva pour rien d'autre, parce que l'architecture rejoignait son espoir confus et passionné de ce qui peut être fait pour l’homme.

            Sa phrase fameuse : «Une maison est une machine à habiter» ne le peint pas du tout. Ce qui le peint, c'est son autre phrase : «La maison doit être l'écrin de la vie, la machine à bonheur». Il a toujours rêvé de villes, et les projets de ses «cités radieuses» sont des tours surgies d'immenses jardins.

            Cet agnostique a construit l'église et le couvent les plus saisissants du siècle. Il disait, à la fin de sa vie : «J'ai travaillé pour ce dont les hommes d'aujourd'hui ont le plus besoin : le silence et la paix».

            Et le principal monument de Chandigarh devait être surmonté d'une gigantesque main de paix, sur laquelle seraient venus se poser les oiseaux de l'Himalaya. La main de paix n'est pas encore en place…

            Cette noblesse parfois involontaire s'accommodait fort bien de théories souvent prophétiques et presque toujours agressives, d'une logique enragée, qui font partie des ferments du siècle. Toute théorie est condamnée au chef-d'œuvre ou à l'oubli. Mais celles-là ont apporté aux architectes la grandiose responsabilité qui est aujourd'hui la leur, la conquête des suggestions de la terre par l'esprit. Le Corbusier a changé l'architecture – et l'architecte. C'est pourquoi il fut l'un des premiers inspirateurs de ce temps.

            Il y avait chez lui un créateur que nous ne pouvons séparer du théoricien, mais qui ne se confond pas avec lui. Disons qu'il en est le frère jumeau. Le Corbusier était avant tout l'artiste qui avait dit en 1920 : «L'architecture est un jeu savant, correct et magnifique des formes assemblées dans la lumière», et, plus tard : «Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines…». Il inventait, au nom de la fonction comme au nom de la logique, des formes admirablement arbitraires.

            Bien entendu, il s'opposait au décor de la fin du XIXe siècle, il détruisait l’ornement. Mais la destruction du style-candélabre eût-elle suffi, quand on attendait encore de lui des masses géométriques, à susciter la proue de Ronchamp battue par les nuages des Vosges ? Son austérité y retrouvait l’âme des basiliques romanes. Il semblait oublier, mais n'oubliait jamais, que ses maisons n'étaient pas seulement des maisons, que ses villes imaginaires n'étaient pas seulement des villes, et que Chandigarh était tout autre chose que la capitale du Pendjab. Il a puissamment expliqué ce qu'il aimait, et c'est pourquoi les architectes grecs envoient la terre de l'Acropole «à l'homme qui sentit et aima la Grèce».

            Mais ce ne sont pas ses écrits, qui ont révélé la fraternité secrète de la Grèce et de l'Inde : c'est Chandigarh. Ce ne sont pas ses théories, qui ont rendu manifeste la grande et profonde parenté des formes de l'architecture : ce sont ses œuvres. En même temps qu'il disait, avec raison, que les rues n'ont pas été faites pour les autos, mais pour les piétons et les cavaliers, il révélait un langage millénaire. Parce qu'il annonçait l'avenir, il métamorphosait tout le passé des morts, pour l'apporter aux vivants…

            Corbusier, vous que j'ai vu si ému par l'hommage filial du Brésil, voici l'hommage du monde.

            Au Japon, le jour commence, et les six chaînes de télévision projettent votre musée de Tokyo; l'aube point dans l'Inde où les passereaux de Chandigarh secouent leurs ailes sur vos monuments, pendant que nos moineaux s'endorment sur l'église de Ronchamp. De l'autre côté de la Terre, le ministère de Rio, l'épopée de Brasilia, vont s'allumer dans le soir…

            Comme le cortège des femmes de l'Inde portant la terre vers le piédestal vide de la main de la paix, avec le geste des porteuses d'amphores, voici tour à tour le président Kubitschek, qui fit surgir Brasilia des plateaux désertiques, et qui vous exalte, «visionnaire de l'architecture, avec vos disciples Niemeyer et Costa». (Ce ne sont pas vos disciples, mais ce sont vos fils.) Niemeyer, l'architecte des palais d'Etat de l'Amérique Latine, vient de dire : «Il fut le plus grand génie de l'architecture contemporaine» – et voici Costa, qui dessina le plus grand ensemble urbain du monde, venu suivre votre cercueil depuis la plage tragique.

            Voici sa fille, votre élève, qui a drapé votre catafalque.

            Voici les architectes de la Grèce, et ceux de l'Inde.

            Voici le message d'Aalto, qui a transformé la Finlande, celui de l'Angleterre, qui dit : «Il n'est pas un architecte de moins de soixante ans qui n'ait été influencé par lui». Voici celui des Soviétiques : «L'architecture moderne a perdu son plus grand maître». Voici celui de Neutra, celui des architectes américains qui regrettent ce que vous pouviez faire encore.

            Voici la voix du président des Etats-Unis : «Son influence était universelle, et ses travaux sont chargés d'une pérennité qu'ont atteinte peu d'artistes de notre histoire…».

            Et voici enfin la France – celle qui vous a si souvent méconnu, celle que vous portiez dans votre cœur lorsque vous avez choisi de redevenir Français après deux cents ans – qui vous dit, par la voix de son plus grand poète : «Je te salue au seuil sévère du tombeau».

            Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami.

            Bonne nuit…

            Voici l'hommage des villes épiques, les fleurs funèbres de New-York et de Brasilia.

            Voici l'eau sacrée du Gange, et la terre de l'Acropole.

 

Télécharger le texte de Malraux.

 

Le_Corbusier

 

87edce92b3c8036691ebc09416a66f83

 

capitol-complex-le-corbusier-chandigarh-india-benjamin-hosking_dezeen_1568_3

 

le-corbusier-chapelle-de-Ronchamp--2-