D/1967.11.09 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale le 9 novembre 1967»

André  Malraux

 

Intervention à l'Assemblée Nationale le 9 novembre 1967

(Budget, culture et machine, Maisons de la culture)

 

Assemblée nationale – 1re séance du 9 novembre 1967

 

         Mesdames, Messieurs,

         Je ne referai pas à cette tribune l'exposé qui vous est présenté, et d'ailleurs fort bien, dans les rapports : ce serait vous faire perdre votre temps.

         L'essentiel est que je vous propose un budget qui est en augmentation de 13 % pour l'équipement et de 21 % pour le fonctionnement et que vos rapporteurs en ont proposé l'adoption.

         Je me bornerai à répondre à quelques-unes des questions capitales qui m'ont été posées, sinon nous dépasserions de très loin le temps de parole qui nous est imparti. Les questions auxquelles je n'aurai pas répondu recevront une réponse écrite dans la semaine, comme d'ailleurs toutes celles qui pourront m'être posées par les orateurs qui interviendront après moi.

         J'indiquerai d'abord, pas tout à fait à la manière de M. le Président de la Commission des finances mais dans le même esprit, en quoi les propositions qui vous sont présentées revêtent un caractère assez surprenant.

         Tout se passe comme si le ministère des Affaires culturelles était la suite de l'ancien service des beaux-arts – qui relevait autrefois de l'éducation nationale – avec une orientation, disons un peu plus moderne, qui serait donnée par mon département. Or c'est absolument erroné.

         En définitive, les beaux-arts étaient au service du décor de la vie; d'un point de vue marxiste, on dirait qu'ils étaient au service de la bourgeoisie, mais peu importe. Ce qui est certain, c'est que, jusqu'au retour du général de Gaulle, l'Etat a assumé des fonctions tout à fait déterminées et qu'aujourd'hui ces fonctions sont complètement différentes.

         Entre les musées, tels que les a conçus l'Ancien Régime, c'est-à-dire les collections et les musées actuels, existe non pas une différence de degré, mais une différence de nature. En fait, dans le monde entier, la notion de collection est en voie de disparition et le musée est en train de devenir national, c'est-à-dire que l'écrasante majorité des œuvres tendent à devenir propriété de l'Etat, autrement dit propriété du peuple.

         C'est à l'intérieur de cette énorme transformation que nous sommes obligés d'intervenir et de développer notre action.

         La Chine, la Russie, les Etats-Unis, l'Egypte, l'Allemagne, la Pologne n'ont, actuellement, qu'une obsession dans le domaine qui est le nôtre : sauver leur passé.

         Il peut sembler étonnant que les pays les plus modernes restent par ailleurs tellement attachés à leur passé; que, par exemple, la Pologne, au moment où elle reconstruit la grande place de Varsovie, refasse exactement celle qui a été entièrement détruite; il est beaucoup plus étonnant encore de penser que les Etats-Unis, c'est-à-dire le pays de l'architecture la plus moderne du monde, aient inventé un ameublement qui soit entièrement un pastiche du dix-huitième siècle français et anglais. Notre monde moderne est un monde de gratte-ciels habités par le dix-huitième siècle.

         Ce lien avec le passé, c'est le domaine commun à notre action sur l'architecture, les musées, les expositions, la musique, les maisons de la culture. Dans tous ces domaines, mesdames, messieurs, l'idée dominante est la même.

  Notre civilisation implique la rupture avec le passé la plus brutale que le monde ait jamais connue. Il y a déjà eu de grandes ruptures et en particulier la chute de Rome, mais jamais elles ne se sont produites en une seule génération. Nous sommes, nous, la génération qui aura vu le monde se transformer au cours d'une vie humaine.

         Cette civilisation de transformation sans précédent est à l'écoute de tout le passé du monde; c'est sur lui que nous branchons nos propres appareils.

         J'aborde maintenant les objections les plus importantes qui ont été présentées à cette tribune.

 

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