Art. 251, juillet 2019 | document • «Débarquons à Changhaï». Christiane Fournier, «Changhaï 1932», «Voilà», 6 février 1932, n° 46, p. 8-9.

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Changhaï

Débarquons dans cette ville de plaisir, de jeux et d'opium, de banques et de pagodes, de luxe et de misère. Débarquons dans Changhaï, la capitale internationale de la Chine.

Nous accostons au port commercial. Plusieurs alignements d'autos – grand luxe des derniers Salons – encombrent les avenues, cependant larges. Des coolies-pousses nous guettent, nous escortent, attendent l'occasion. Ce sont de pauvres hères faméliques, coiffés d'un chapeau chinois – très image d'Epinal. Leur véhicule est haut perché, crasseux et bruyant. Négligeons les autos pour user de ces moteurs humains. A peine sommes-nous assis, qu'ils partent en coups de vent, sans ménagements. Et pour dissiper au-devant d'eux l'encombrement, chasser les piétons – Chinois indifférents – et les chaises à porteurs qui s'amassent, dans le désordre, au hasard des croisements, ils poussent un grand «Ha ! Ha !», cris de la préhistoire. Cri qui pourrait être celui de la douleur, que ce klaxon chinois – comme si un invisible poignard était par instants fiché au cœur de ce coolie à la course régulière…

Ville internationale indigène…

D'innombrables passants bougent dans la rue : d'un mouvement si uniforme qu'on les dirait immobiles. Et du haut des maisons descendent les banderoles verticales chargées de caractères, comme les drapeaux d'une fête éternelle et, à nos yeux d'Occidentaux, sans joie. Les Chinois sont revêtus d'une douillette (il fait froid, le crépuscule s'annonce : un crépuscule chargé d'humidité et de moisissure, avec un arrière-parfum tropical). Ces silhouettes chinoises – deux longues lignes noires parallèles, surmontées du rond de la calotte noire – sont si classiques qu'elles semblent être une mascarade pour le plaisir des Occidentaux.

Pourtant, comme ils s'en soucient peu de notre plaisir occidental, ces Asiatiques qui vont, tête baissée, leur mince regard flottant dans le halo d'un rêve intérieur. Cet Occident qui va et vient aux abords de leur ville et de leur vie, cela ne les touche pas; cela ne les effleure pas. Ils l'ignorent…

Entrons plus avant : c'est Changhaï, la ville innombrable. Marché aux cuirs, aux jouets, aux oiseaux.

Le tout, installé, avec un nombre incalculable de marchands, à l'intérieur d'une rue si étroite, si serrée, qu'elle vous dérobe le ciel. Nous piétinons, vaguement heurtés par les hommes aux lévites noires, spécieusement surpris par leur regard oblique.

 

Marché des oiseaux

Il contient en cage tous les ramages et tous les plumages du monde. Qu'importeront pour ces oiseaux brillants d'Extrême-Asie les bombes japonaises de demain ? Ils vivent dans leurs chansons, comme leurs maîtres chinois dans leurs rêves d'opium. Un vieux Chinois huileux, aux ongles très longs et très noirs, nous offre à un prix dérisoire cet oiseau bleu – qui est peut-être le plus bel oiseau du monde. Et, à côté de cet oiseau, tant d'autres chansons en cage qui enchantent vraiment ces pauvres hères vêtus une fois, et, pour toute leur vie, de la même housse crasseuse et du même calot de soie noire.

Des cuisiniers chinois, gras et jaunes, roulent d'impeccables boulettes qui fument et embaument – façon de parler – à la devanture de leurs échoppes. Les femmes – minces visages, minces sourires – portent un enfant ligoté dans leur dos.

Cependant, tout à coup, l'harmonie de la rue chinoise est détruite. Un groupe de jeunes étudiantes vêtues à l'européenne, leurs cheveux-crins coupés et ondulés à la «permanente» nous gratifient d'un coup d'œil narquois.

 

Une pagode

Vraiment, c'est une pagode, ce marché ouvert, ce Temple sans religion d'Extrême-Asie, où l'on entre et d'où l'on sort sans peur de vexer Bouddha, créé ici à la mesure de l'indifférence chinoise. Il est énorme, ce dieu de bronze, et il porte une véritable barbe noire. Un très vieil homme – ne vient-il pas pour prier de sortir de son tombeau, ce mort-vivant ? – veut consulter l'oracle. Le bonze agite ses baguettes dans une boîte, et, guidé par le destin, lui offre une page correspondante du Livre Saint. C'est l'oracle… A cette vue, le vieux mort se réveille et roule sur le texte sacré des yeux – billes dont nous ne saurions dire, grossiers personnages d'Occident que nous sommes, s'ils signifient joie ou détresse ?

Arrachons-nous à ce Temple de la vie et de la mort. Mais est-ce vraiment sortir que de côtoyer cette masse humaine qui nous entoure comme une forteresse ?

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