E/1964.04.16 — William Millinship, «Interview d'André Malraux», «L'Express», 16 avril 1964, n° 670, p. 33-34. (Initialement paru dans «L'Observer».)

Invité par les représentants de la presse anglo-américaine, M. André Malraux, ministre d'Etat chargé des Affaires culturelles, a répondu à un certain nombre de questions, au moment où sa «Jeunesse littéraire» fait l'objet d'un essai brillant (La Jeunesse littéraire d'André Malraux, essai sur l'inspiration farfelue, par André Vandegans).

De Léon Blum à Maurice Girodias, on trouvera, dans ses réponses, qui ont été recueillies à la volée par William Millinship, de L'Observer, quelques sujets d'étonnement.

 

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Question. — Certains journaux britanniques ont préconisé qu'en Angleterre nous ayons un ministre, non pas de la Culture, mais des Loisirs. C'est-à-dire un ministre capable de s'occuper aussi des sports, des stades, etc.

Qu'en pensez-vous ? Croyez-vous que ce serait utile en France ?

André Malraux. — Prenons bien garde ! Cette idée de loisir est née dans des conditions extrêmement nobles. Léon Blum venait de faire le ministère du Front Populaire dont il est de bon goût de parler allègrement. Il faudrait quand même se remettre dans l'esprit ce que fut le Front Populaire; et en tout cas, ceux qui l'ont vécu ne pensent pas qu'il faisait partie de choses qu'on dédaigne.

Dans l'ordre de l'esprit, mon ami Léo Lagrange, pour la première fois en France, avait été chargé de savoir ce qu'on pouvait faire pour les gens que, juste-là, on avait oubliés. C'est alors qu'on a créé un ministère des Loisirs.

Malheureusement, il y a là un malentendu essentiel. Non ! le domaine de l'esprit n'est pas ce avec quoi on va remplir le temps perdu ! Il n'est pas vrai qu'on va prendre un ouvrier dans une usine en lui disant : «Si tu ne sais pas ce que tu fais de ta vie, va regarder au cinéma la rigolade !»

(…) Confondre le fait qu'il faut employer du temps libre, puisqu'il s'agit d'abord de vaincre le temps du travail, confondre cela avec ce qui est essentiel, à savoir : comment ceux qui n'ont pas été – pour reprendre une formule trop fameuse et trop simple – des hommes à part entière ? (…) confondre cela avec : «Allez donc jouer à l'Olympia !», alors je dis tranquillement : mesdames et messieurs, ce n'est pas cela ! Ce qui est sérieux, c'est toute autre chose !

Depuis probablement une dizaine de millénaires, une civilisation toujours semblable est née, dans laquelle le chef de l'Etat s'occupait en somme de l'agriculture, de la police, de l'armée, des finances. Ce sont les grandes civilisations agraires.

Ce qu'on appelait l'Histoire, c'est que si un homme comme Ramsès II, – ne parlons même pas de Périclès ! – si un de ces hommes s'était trouvé en face de Napoléon, ils auraient presque parlé des mêmes choses. S'ils s'étaient trouvés en face de Louis XIV, ils auraient toujours parlé des mêmes choses.

Le roi de France, «le plus grand roi du monde»,, quand il quittait sa maîtresse, vivait comme un roi mérovingien : il partait à l'aube pour la chasse, et il retrouvait ses ministres qui étaient les mêmes ministres, avec l'homme qui apportait l'argent, et l'homme qui apportait la police.

Un jour, tout cela a cessé. Et ce jour coïncide avec nous. Pendant des millénaires, la civilisation a été la même. Et avec nous, elle a cessé d'être la même. Elle est profondément devenue nôtre.

Mais qu'est-ce qui a tout changé ?… Mais vous le savez tous : naturellement, c'est la machine ! Seulement, la machine, à son début, n'a pas eu du tout les conséquences historiques qu'on attendait. Il a fallu un certain temps pour qu'on comprenne de quoi il s'agissait.

Et à la fin du XIXe siècle, on disait encore : «Le grand drame de la machine, c'est exclusivement de contraindre l'ouvrier à travailler à la chaîne onze heures par jour !»

Nous avons constaté que, quand l'ouvrier travaille à la chaîne, il ne travaille plus onze heures. Et c'est ici que le problème essentiel s'établit : si la machine est victorieuse, elle crée le temps vide, et par conséquent ce qu'on a appelé le loisir !

Mais parallèlement, la machine qui crée l'objet – l'avion, etc. – la machine crée aussi la multiplication des rêves; et ce que nous n'avons pas suffisamment vu, c'est que la machine a infiniment moins multiplié les moyens de transport qu'elle n'a multiplié les rêves.

Il y a une centaine d'années, trois mille personnes à Paris allaient chaque soir au spectacle. Aujourd'hui, si l'on tient compte de la télévision, combien de personnes dans la région parisienne vont chaque soir au spectacle ? Probablement trois millions (…).

Il y a ce qu'on propose, qui n'est pas grand-chose. Il y a la machine qui le propose à tous. Et il y a probablement l'unité mondiale par laquelle mystérieusement, lorsqu'il s'agit d'Anna Karénine, une actrice suédoise représentant une héroïne russe, au service d'un des génies les plus éclatants de l'humanité, Tolstoï, se trouve dirigée par un metteur en scène américain, pour faire pleurer des hommes chinois !

Ce n'est pas arrivé tous les matins !

Alors, cette machine mondiale est colossale. Elle est donnée par quoi ? Ou bien dans les pays communistes, par une opération idéologique, pour l'instant relativement courte car elle se compliquera beaucoup; dans les pays capitalistes, tout bonnement par la volonté de faire que le plus grand nombre possible de gens soient touchées le plus violemment possible par les images.

Or, attention ! Comment est-ce qu'on est touché le plus violemment possible par les images ? Dans la mesure où celui qui emploie les images, quand il aura fini de faire l'imbécile, retrouve l'immémorial.

On peut jouer ce qui ne compte pas… on peut jouer le comique ! Et ceci, ce n'est pas ce que j'appelais les «idioties»; le comique est tellement important que c'est lui seul qui a fait l'unité du monde capitaliste, correspondant à ce que la volonté révolutionnaire avait fait dans le monde communiste.

En matière de cinéma, il y a d'un côté Chaplin, et de l'autre Eisenstein. Et entre, il n'y a rien de comparable dans l'action profonde sur la sensibilité des hommes.

Mais le comique écarté – car, sur le plan que je vais prendre maintenant, il est tout de même assez limité – ce qui reste, c'est l'élément essentiel, ce que j'ai appelé l'«immémorial»; et, pour parler clairement, puisque après tout nous ne sommes pas sur des terrains officiels, le domaine du sexe et le domaine du sang (…).

Il y a un grand domaine nocturne. – J'abandonne ma terminologie trop facile ! – Il y a un grand domaine nocturne de l'homme, auquel personne d'entre nous ne se méprend lorsqu'il se regarde dans la glace et qu'il sait de quoi je parle (…).

Qu'est-ce qui peut compter en face de l'appel du domaine nocturne par les puissances de l'argent ? C'est le seul problème sérieux qui, pour moi, existe derrière le mot «culture» (…).

Question. — Pouvez-vous nous dire pourquoi les metteurs en scène français, qui ont tellement de talent, comme Alain Resnais… et d'autres, ont fait si peu de choses intéressantes cette année ? Pourquoi y a-t-il cette crise de cinéma lamentable, quand il y a tant de talents ?

André Malraux. — Madame, de très beaux arbres donnent, certaines années, de très mauvais fruits.


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