Dans cet entretien que nous a remis Tadao Takémoto, André Malraux revient sur sa vision de la spiritualité à venir et prend prétexte, pour méditer sur le concept de la transmigration et de la métamorphose, de la référence que fit devant lui Picasso à un sculpteur inconnu de l'Antiquité grecque, qu'il nomme Le petit bonhomme des Cyclades, en disant : «C'est peut-être moi, comment savoir ?» Eclairant et génial.
Tadao Takémoto — C'est peut-être à Nara que vous m'avez dit que le siècle prochain serait certainement encore une fois, un siècle religieux… ou peut-être imprégné de ce que les Soviétiques appellent le «psi», n'est-ce pas ?
André Malraux — Attendez. Il faudrait nuancer. L'ensemble des manifestations qu'on appelle métaphysiques, paralogiques, etc. est excessivement confus. Cela commence par des choses ridicules comme le spiritisme, et cela se termine par des choses tout à fait sérieuses comme la transmission de pensée. Quand les Soviets, qui avaient toujours été des ennemis de ce genre de choses, ont été intéressés par ces problèmes, parce qu'ils voulaient étudier les phénomènes de transmission de pensée pour les cosmonautes, ils les ont appelés psi, de ce caractère grec que vous connaissez bien. Si nous devions en donner une définition, nous devrions dire : Le domaine de l'irrationnel où se mélangent tous les éléments dont nous n'avons pas la clé. Quant au siècle prochain, ce que j'avais dit, c'est qu'il était extrêmement probable que, dans ce domaine qu'on appelle psi, se mêlaient encore pour l'instant des choses sérieuses et d'autres pas, de la même manière que, lorsqu'on avait découvert le paratonnerre et pas encore l'électricité, on mélangeait avec l'action du paratonnerre toutes sortes de phénomènes sans aucun intérêt – jusqu'au moment où l'électricité est née. Bon. Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible (que cela soit probable ou pas n'a pas d'intérêt, ce sont des prédictions de sorcière, mais possible), je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd'hui sans le connaître, comme le XVIIIe siècle a pressenti l'électricité grâce au paratonnerre. Autrement dit, il y a un domaine spirituel et pétri d'irrationnel dont nous avons pris maintenant une conscience très aiguë. Chez vous, ce sera avant tout marqué par le zen. Le XIXe siècle chez nous a été rationaliste. Il a consigné tout ça sous le nom de superstitions… Tenez, il n'y a pas de véritable histoire des religions comparées. Alors, qu'est-ce que pourrait donner un nouveau fait spirituel (disons, si vous voulez, religieux, mais j'aime mieux le mot spirituel), vraiment considérable ? Il se passerait évidemment ce qui s'est passé avec la science. C'est-à-dire que tout notre passé resurgirait, qu'il y aurait une étude extrêmement attentive des mouvements spirituels qui se sont développés autrefois et qui, en fait, ne sont pas étudiés du tout, à l'heure actuelle, sur le plan spirituel. Il n'y a pas une étude sérieuse de l'animisme. L'animisme est un phénomène géant. Il n'y a pas une étude sérieuse du franciscanisme. Evidemment, il y a des ouvrages animistes, et puis, chez nous, il y a des vies de saint François. Mais quant à l'étude d'un phénomène spirituel, je ne vois absolument rien qui ait été vraiment fait, sauf en ce qui concerne les fondateurs des religions. A la rigueur, il y a des livres sur le Bouddha, sur le Christ, sur Mahomet, sur Moïse. Il y a aussi les écritures sacrées et c'est tout à fait différent. En tout cas, du côté des grands réformateurs, on a beaucoup étudié Luther en Europe parce que les conséquences historiques et politiques du protestantisme sont immenses; mais du point de vue spirituel, le schisme, c'est-à-dire la rupture entre Byzance et Rome, est un phénomène plus important que le protestantisme. Or, ce qui existe sur le schisme, c'est-à-dire la rupture au moment de Photius, s'avère inexistant. Bien entendu, il y a des travaux historiques. Toutes sortes de spécialistes vous diront que ça s'est passé de telle façon, en telle année, mais ce n'est pas de cela que nous parlons. Je parlais d'une étude sur la transformation spirituelle qu'à impliquée la rupture avec Rome. Ils refusent les écrivains latins, ils estiment que l'héritage chrétien est l'héritage des pères grecs, et, en somme, ils circonscrivent leur religion de telle façon qu'elle commence par Byzance et qu'elle finira par Moscou.