Image of E/2004.11.01 — André Malraux : «Un inédit par l'auteur des Voix du silence sur la peinture et le jazz», «Lire», novembre 2004, n° 330, p. 16.

E/2004.11.01 — André Malraux : «Un inédit par l'auteur des Voix du silence sur la peinture et le jazz», «Lire», novembre 2004, n° 330, p. 16.

Fasciné par «les peintres illettrés» de la petite communauté de Saint-Soleil qu'il rencontra en Haïti en décembre 1975, André Malraux leur consacra un chapitre dans L'Intemporel, l'ultime ouvrage auquel il travaillait, après en avoir parlé «à chaud» pendant son séjour, lors d'un entretien recueilli par Radio Haïti.

C'est cet entretien, signalé par François de Saint-Chéron, que Lire publie avec l'accord de sa fille, Florence Malraux. Accord exceptionnel, André Malraux n'ayant pas eu l'occasion de relire et d'amender ce texte en vue de sa publication.

* * *

Monsieur Malraux, vous en êtes à votre sixième ou septième jour de visite en Haïti. Vous êtes venus pour la peinture haïtienne. Quelles sont vos premières impressions ?

André Malraux. — Premier point : nous sommes en face du seul lieu de ce qu'on peut appeler le monde africain où il existe une peinture. C'est déjà, en soi, un phénomène considérable. Ensuite, quels sont les éléments de cette peinture ? Nous avons ce qu'on appelle les naïfs et, bien entendu, ils posent un certain nombre de problèmes. Le premier de ces problèmes me paraît excessivement simple : de même que c'est le seul endroit de culture africaine qui ait une peinture, c'est le seul endroit au monde qui ait la liberté de la peinture. J'entends par là que le peintre peint comme il lui plaît et qu'il n'y a pas contre lui, à l'avance, une sorte de préjugé : «C'est figuratif, donc c'est mal», «C'est figuratif, donc c'est bien», pour des raisons très profondes et pour des raisons très superficielles. Les raisons superficielles étant simplement que les touristes considèrent la liberté comme faisant partie de l'exotisme d'Haïti, et donc ils ne la contestent pas. Au contraire, ils s'en réjouissent. Or, c'est tout à fait surprenant; là où la peinture joue un grand rôle, à Paris ou en Amérique, les gens ont, dans l'esprit, une certaine table des valeurs. Elle peut être très libérale mais il y a au moins l'héritage du monde à travers la photographie, les reproductions et les musées. Ici, rien de tout cela n'est essentiel. A Saint-Soleil, nous avons affaire à des paysans qui n'ont même jamais vu d'images, ce qui est à peu près unique, car l'illettré français (à supposer qu'il en existe un), même sans télé, a au moins vu son journal. Alors qu'ici nous avons une sorte de virginité.

Ainsi le point commun entre les expériences les plus audacieuses, comme celle de Saint-Soleil, qui ne me paraissent pas d'ailleurs uniquement esthétiques mais aussi magiques, et la peinture la plus abandonnée et destinée aux touristes, mais dans une certaine authenticité et dans la joie, le point commun, c'est la liberté. Dans les deux cas, nous avons affaire, pour des raisons tout à fait différentes, à des peintres qui peignent ainsi parce qu'ils ont décidé de peindre ainsi. Et, au fond, pour lesquels la technique ne compte pas. Ce qui est un phénomène absolument énorme, parce qu'il est probable que ç'a été comme ça pour les cathédrales. Mais dès Giotto, il y a l'équivalent de la critique avec les corporations de peintres : les peintres se reconnaissaient comme tels. Or ici, ce sont plutôt les étrangers qui diraient qu'André Pierre, par exemple, est un peintre considérable, ou qu'Hyppolite ou Saint-Brice l'ont été : alors que nos peintres, que ce soient les paysans de Saint-Soleil ou ceux pour les touristes, n'attachent pas une telle importance à des hiérarchies.

Pas encore !

André Malraux. — Pas encore. Oui, mais pendant ce temps-là il faut dire qu'il se passe quelque chose qui est unique au monde : quel est l'endroit où peut aller quelqu'un qui connaît bien la peinture pour voir la peinture pousser entre les pavés, à part Haïti.

Vous avez dit tout à l'heure qu'il n'y a pas seulement une expérience esthétique à Saint-Soleil, mais aussi un contenu magique. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

André Malraux. — En gros, ça revient à dire ceci : on a essayé de faire croire que les problèmes propres à l'art devaient se poser en termes esthétiques. Or il est clair que tout cela n'est pas vrai. C'est une théorie du XIXe siècle. Il n'y a personne d'entre nous aujourd'hui qui rejette la sculpture des cathédrales. Il est bien évident que la sculpture des cathédrales était d'essence religieuse et non pas d'essence esthétique, ce qui ne l'empêchait pas d'être géniale. Dans le cas d'Haïti, je dirais ceci : chez les peintres de Saint-Soleil, la volonté à l'œuvre dans le fait de peindre ne se réfère absolument pas au musée, c'est-à-dire au monde de la peinture. Elle se réfère à autre chose, dont la peinture est le moyen d'accès au même degré que par exemple, la danse dans le début de la cérémonie vaudou et le paroxysme dans le jazz. Les «peigneurs» de Saint-Soleil arrivent à rapprocher des couleurs qui, jusque-là, n'étaient pas rapprochées (ce qui s'appelle le talent en peinture) par un processus qui ne me paraît pas tellement éloigné du déchaînement dans la musique de jazz : le moment où le chanteur couvre son orchestre et aboutit à quelque chose qui est à la limite du cri est évidemment de même nature.


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