E/1945.02.15 — André Malraux, «Après un silence de quatre ans, André Malraux expose pour notre journal ses vues et ses idées sur les problème du monde actuel»

E/1945.02.15 — André Malraux, «Après un silence de quatre ans, André Malraux expose pour notre journal ses vues et ses idées sur les problèmes du monde actuel», entretien accordé à Labyrinthe [Genève], n° 5, 15 février 1945, p. 1-2.


 

André Malraux

 

Après un silence de quatre ans, André Malraux expose pour notre journal ses vues et ses idées sur les problèmes du monde actuel.

 

L'influence des Etats-Unis, c'est le petit côté de la question. Le lien de la civilisation en formation avec le monde, c'est le côté important. Cette guerre est évidemment la première vraie guerre mondiale. (L'Inde sauvée du Japon par l'armée chinoise, ça aura des conséquences plutôt sérieuses). Non seulement le cinéma agit – plus ou moins – partout, mais depuis l'entre-deux-guerres, l'art du monde entier converge sur nous. Nous devenons héritiers du monde comme nous le sommes de «nos pères» quoique pas de la même façon. Dans ce domaine, le rôle des Etats-Unis est grand et superficiel. Le Metropolitan Museum est sans doute le premier musée où les sculpteurs des grandes époques de la Chine, de l'Inde et de l'Occident aient été montrées aux visiteurs sur un plan de relative analogie. Où voyait-on jusque-là un Bodhisattva tang à côté d'une vierge gothique ?

L'Occident, lui aussi, est touché maintenant par l'héritage planétaire mais pas tout à fait de la même façon. L'Amérique est une civilisation sans terre. Par-là, rationaliste. Pour elle, les différents arts sont des «propositions». Pour l'Europe, pour la France surtout – sa peinture reste la première du monde –, il s'agit d'une intégration dans une coulée toujours vivante, d'une aide à un nouvel accouchement. Notez qu'il s'est déjà produit quelque chose comme ça, quand pour la première fois les peintres ont pu voir l'un en face de l'autre, dans un musée, un Raphaël et un Rembrandt. Le résultat n'a pas été une conciliation, un éclectisme, ce qui n'a pas grand sens : ç'a été le romantisme. L'art qui va naître sera aussi différent de ce qui déclenchera sa naissance que Delacroix l'est de Rembrandt, de Raphaël et de Rubens. Et je crois que la civilisation atlantique le sera au même degré, de la même façon, de tout ce dont elle va sortir, même des Etats-Unis.

 

Ce point de vue implique-t-il une orientation déterminée de la politique française à l'égard de l'Amérique ?

Certainement pas. Ces problèmes de civilisation se posent en termes de destin. Ceux de la politique sont tout autres. Napoléon disait que le destin, c'était la politique, mais il a vu qu'il y avait de la marge. La Grèce n'eût assurément pas servi la civilisation méditerranéenne en soumettant davantage son esprit à celui de Rome. La Perse sassanide a joué dans l'élaboration de la civilisation byzantine un rôle immense, qu'elle n'eût assurément pas joué en s'efforçant de se soumettre à Byzance. Rousseau en s'affirmant opiniâtrement citoyen de Genève, a plus agi sur la France qu'il ne l'eût fait en se voulant Français. Hitler aura hâté plus que quiconque la naissance de la civilisation de l'Atlantique : ce n'était pas exactement son but. Comme celles de Dieu, les voies du destin sont détournées. Notre plus grande efficacité ne peut être assurée que par notre plus grande volonté de liberté.

 

La guerre a-t-elle apporté quelque chose à vos réflexions sur l'art ?

Je ne sais pas trop où elles en étaient, car ma «Psychologie de l'Art» a été emportée ou brûlée, avec pas mal d'autres choses, par la Gestapo. Mais cette guerre m'a fait découvrir ceci :

La différence décisive entre l'artiste et le non-artiste n'est pas une sorte de surdité de ce dernier à l'art, mais de ce que l'art est à ses yeux le moyen d'expression privilégié, évident, du sentiment. Il n'est pas indifférent à la musique, mais pour lui la musique, c'est la romance; pas indifférent à la peinture, mais c'est le calendrier, la carte postale; pas à la littérature, mais c'est le feuilleton sentimental et dramatique, l'amour ou la peur. Un véritable art totalitaire serait un art dans lequel le grand artiste ressentirait les mêmes sentiments que les masses, et c'est pourquoi le seul art plastique «totalitaire» jusqu'ici a été l'art religieux du moyen âge – chrétien et bouddhique.

Dans l'ordre humain aussi, cette guerre m'a enseigné pas mal de choses que ne m'avaient enseignées ni l'Asie ni l'Espagne. Mais je ne puis guère en parler ici.

Ce sera pour la suite de la «Lutte avec l'ange»…

 

Quel sera le rôle de la France en littérature ?

Vous savez que toute prophétie, pour peu qu'on veuille la préciser, mène au comique. Donc… Mais je suis frappé de ceci : les quatre écrivains français dont l'œuvre est en entier postérieure à 1916 et qui ont à l'étranger l'audience la plus étendue : Giono, Bernanos, Montherlant et moi-même, sont liés tous quatre à ce qu'on peut appeler la tradition héroïque de la France, sa tradition cornélienne. Quand je soutenais vers 1930 que cette tradition (dont Pascal est à mes yeux un chaînon capital) était au moins aussi constante et aussi profonde que l'autre, on criait au paradoxe. Elle apparaît de plus en plus. Et je ne sais si la littérature française ne comptera pas dans le monde nouveau avant tout pour son accent pascalien, qui n'est pas sans écho en Amérique.

Il y a pourtant dans la littérature française une autre filière, Montaigne, Molière, La Bruyère, Chamfort Stendhal, etc. …, celle des gens à qui on ne la fait pas, qui veulent savoir ce dont ils parlent. Les rectificateurs de rêves. Les moralistes, après tout. Attention : il n'y a de vrais moralistes qu'en France et en Angleterre. Il n'y a que les Anglais et les Français qui aient porté des jugements sérieux sur les femmes. Les Russes, qui ont créé des figures féminines de fiction qui dominent le roman, n'ont rien écrit d'important sur les femmes. Stendhal écrit La Chartreuse, et De l'Amour. Tolstoï crée Anna Karénine et Natacha, mais n'est le grand Tolstoï que dans la fiction. Je pense que nous reverrons le moraliste.

Ce double effort humain, d'une part pour faire participer l'homme à une part privilégiée de lui-même – ou à ce qui en lui le dépasse – et, d'autre part, pour réduire au minimum la part de comédie naturelle à la condition humaine, ce double effort est peut-être, dans l'ordre éthique, la marque même d'un nouveau type humain. On le sent qui tente de s'élaborer, de soubresaut en soubresaut de l'Europe. On a passablement rêvé autour d'un nouvel humanisme; faut-il en voir là la première marque ? La radio a fait un sort amical à ma phrase de 1940 : «Que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l'aimer !» Une aliénation lucide, et pourtant fraternelle, est peut-être la forme de la grandeur humaine qui se cherche en ce moment dans la neige.

 

A Mulhouse, André Malraux nous dit ce que fut la structure du maquis.

Il y a bien des choses dont je ne puis parler, mais nous parlerons des autres…

Le maquis, à l'origine, c'est ces milliers de types à peine, résolus à se battre contre les Allemands, et déjà illégaux presque tous recherchés par la Gestapo. Ce qu'on a appelé ensuite le maquis, l'armée de la forêt, est né du Service du Travail Obligatoire, et groupé autour des premiers.

Les effectifs du maquis montent en même temps que ceux des ouvriers envoyés en Allemagne. Un maquis a toujours été une troupe de réfractaires : celui-là, c'étaient les réfractaires du S.T.O. Pour qu'un maquis vive, il faut qu'il soit armé, et qu'il bénéficie de la complicité au moins tacite de la population voisine. Les troupes ont d'abord été très faibles : l'un des premiers maquis que j'aie connus en Dordogne était de dix-sept hommes avec en tout trois revolvers. Et la population était réticente. C'est lorsque le Service du Travail Obligatoire a atteint une partie des paysans que les jeunes paysans ont pris le maquis et qu'une sorte d'accord s'est établi entre les fermes et celui-ci.

Le maquis avait d'abord très peu d'objectifs militaires.

Il était désarmé. Sans contact, ou à peu près, avec les services de parachutage. Les armes allaient aux différentes armées secrètes, organisées et en liaison avec les Alliés, non aux maquis perdus dans les bois. Or les gens du maquis, s'ils ne voulaient pas aller en Allemagne, voulait manger. D'où les coups de main contre les veaux, vaches et cochons des collaborateurs, puis contre les convois de ravitaillement allemands mal protégés.

Bien entendu, le maquis était une armée secrète virtuelle; mais non pas en fait. L'armement et l'organisation militaire des maquis ont été l'une des tâches essentielles de la Résistance. Ils sont devenus les troupes des armées secrètes, composées surtout de cadres – sauf les F.T.P. qui, dans l'ensemble, en province, possédaient les leurs, et les ont peu modifiés, même au débarquement.

(Il y avait d'autres forces secrètes que les maquis et leurs cadres militaires; mais, pour diverses raisons, ne parlons pas d'eux.)

Les opérations, après avoir passé du ravitaillement des collaborateurs aux convois de l'armée allemande, ont passé de ces convois à un harcèlement général. Le tout eût été, en définitive, assez faible malgré les dynamitages, sans la dernière phase : l'exécution du Plan-Fer.

Le P.F. était le plan de sabotage général des communications allemandes. Quel que fût le lieu du débarquement, la Résistance, au reçu des messages d'alerte de la B.B.C., devait paralyser les chemins de fer et couper les routes pour retarder la concentration des troupes allemandes et compenser ainsi la supériorité que donnait à celles-ci la proximité de leurs bases. Aucun d'entre nous n'oubliera la nuit de juin où nous avons entendu, après les avoir si longtemps attendus, les cinquante messages qui soulevaient la France…

Notre organisation systématique du sabotage – Etat-Major national, chefs régionaux, chefs départementaux, chefs de secteur – a permis d'obtenir plus que n'avait espéré l'E.M. interallié (ce que celui-ci n'a cessé de proclamer). La Résistance française, c'est l'ensemble des gens qui, pendant plusieurs années, ont préparé l'attaque des communications allemandes.

Leur ennemi n'a été la Wehrmacht qu'à la fin; leur ennemi, c'était la Gestapo. Le rôle de la Résistance commence au premier dynamiteur, finit au départ du dernier agent de la Gestapo. Cette résistance-là, avec ses 65.000 torturés, à désinfecté la France. Elle et l'armée de Libération sont l'honneur même de ce pays.

Et qu'on ne nous dise pas, à propos des tortures, que nous exagérons : dans ma cellule, nous étions douze, neuf torturés dont je n'ai d'ailleurs pas fait partie : manque de temps, peut-être…

 

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Albert Skira