E/1948.04.17 — André Malraux : «Les intellectuels et le communisme» (troisième entretien avec James Burnham)

E/1948.04.17 — André Malraux, «Les intellectuels et le communisme. Un dialogue d'André Malraux et de James Burnham», Le Rassemblement [Paris], n° 52, 17 avril 1948, p. 3. Troisième partie du dialogue Malraux-Burnham.


 

 

André Malraux

Les intellectuels et le communisme

Un dialogue d'André Malraux et de James Burnham

 (Troisième partie)

 

Fin de l’entretien :

Malraux — Peut-être touchons-nous là le fond de ce problème. Remarquez d'abord ceci : dans presque tous les pays, un certain nombre d'écrivains de première importance ont été, les uns communistes, les autres (la plupart) ce que les communistes appelaient compagnons de route. Puis, ils se sont séparés des communistes, généralement non sans violence. Les communistes ont généralement essayé d'expliquer cette séparation par l'intérêt, ou par des motifs «économiques» quelconques, de toute évidence absurdes : Hemingway, André Gide, tant d'autres, n'étaient ni plus riches ni moins riches au lendemain de leur rupture qu'à la veille de leur accord.

Je crois que l'explication est celle-ci : l'anticléricalisme périodique des staliniens a voilé le fait très simple que, pour nombre d'intellectuels, le mythe communiste était la dernière métamorphose du mythe chrétien.

Je sais bien que, dans la mesure où le prolétariat appelle la dictature, il n'exprime pas une idée chrétienne. Mais Marx n'exigeait cette dictature que comme le moyen provisoire et inévitable de la justice sociale sans laquelle il n'y avait pas, à ses yeux, de vraie justice.

De plus, les sentiments négatifs ont joué, depuis 1920, un rôle immense dans les démocraties européennes. Nos radicaux furent d'abord anticléricaux, nos intellectuels communisants furent d'abord antifascistes. Je n'ai jamais appartenu au parti communiste mais j'ai été président du Comité mondial antifasciste et suis allé (heureusement) porter à Hitler, avec Gide, les pétitions de protestation contre la condamnation inique de Dimitrov pour l'incendie du Reichstag. (Qu'en pense l'ombre de Petkov ?) La rupture brutale, commencée beaucoup plus tôt entre les artistes et la bourgeoisie, menait légitimement presque tous nos artistes et nos intellectuels à un anti-bourgeoisisme passionné. Il était difficile à leurs yeux de défendre une classe qui laissait à l'hôpital Verlaine et Gauguin. Et il ne serait pas absurde de dire qu'ils ont incarné leur espoir dans le prolétariat.

N'oubliez pas qu'aux premières années de la Révolution russe, Maïakovski était un poète national, et Chagall décorait le théâtre juif de Moscou. L'idée de la liberté de l'art et celle de la liberté sociale se confondirent dans un univers par ailleurs apocalyptique et héroïque. Or d'année en année, la réalité soviétique contraint ceux qui la connaissent à prendre conscience de la rupture entre les deux mythes. La Tchéka fut considérée d'abord comme une nécessité terrible; la Guépéou, plus tard, le N.K.V.D. aujourd'hui, apparaissent de plus en plus comme un quatrième pouvoir. J'entends par là que je ne tiens pas les polices des Etats totalitaires pour des polices semblables à d'autres et simplement plus nombreuses, mais pour des organismes particuliers liés à l'Etat totalitaire au même titre que les Chambres l'étaient à la démocratie du XIXe siècle.

Le camp de déportation, la responsabilité collective, la dénonciation des parents par les enfants, font partie, même pour ceux qui veulent les défendre, d'un univers où l'Union soviétique semble reprendre l'héritage de Byzance; mais ne font pour personne partie de l'univers chrétien.

Bien entendu, tout cela demeure (mais de moins en moins) enrobé dans la passion slave de la fraternité…

Le stalinisme est à la fois Sparte et Byzance. Vous qui êtes historien, rêvez; tout se passe comme si le monde, une fois de plus, allait opposer à l'empire romain d'Orient l'empire romain d'Occident…

 

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