E/1955.02.26 — André Malraux : «Dialogue entre Montherlant et Malraux autour de Racine», entretien accordé à L'Express à la suite de la publication de «Racine langouste» de Montherlant dans les Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud – Jean-Louis Barrault, L'Express [Paris], n° 92, 26 février 1955, p. 12-13.
Dialogue entre Montherlant et Malraux autour de Racine
Extrait :
Question — Quel est le secret du tabou Racine ?
André Malraux — Ce n'est pas la gloire, qui fait Racine tabou. Corneille n'est pas moins glorieux, et on acceptera de discuter toutes les réserves qu'il vous plaira de faire sur son œuvre : ces réserves sont plutôt bien portées. Mais Racine est le seul de nos écrivains majeurs à bénéficier de la passion ombrageuse réservée aux modernes, et aux poètes mineurs avec lesquels chacun de nous établit son pacte secret. On parle de Corneille comme de Dante – ou de Balzac, selon les goûts; on parle de Racine comme de Baudelaire. Ce qui est curieux, si l'on pense que pendant deux cents ans, Racine a été proclamé «le plus grand poète» par des gens à qui la poésie était à peu près étrangère…
Il «fait symbole». Mais de quoi ? De la perfection ? Tantôt il semble que ce soit celle des vers. Tantôt, celle des pièces (ce que Montherlant appelle la mécanique). Tantôt, celle du style, au sens que l'on donne à ce mot en architecture (le peu de matière, l'ordre, etc.). Fort bien. Mais tout cela est né avec le temps, est né du temps. Nul, pas même Boileau, n'a admiré dans Racine vivant ces vertus symboliques. Cela va de soi ? Mais on a admiré en Corneille ce que nous y admirons ! Louis XIV savait ce qu'il attendait de Versailles ! Il est faux que Racine soit le symbole unique et nécessaire du classicisme français : le secret est ailleurs. Y a-t-il plus de luxuriance dans Cinna que dans Andromaque ? Et le «ton du récit» s'accorde-t-il mieux aux instants illuminés dans Racine que dans Corneille ? Prenons, dans Cinna, les deux premiers vers :
Impatients désirs d'une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
et un vers de génie :
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle.
Puis, prenons les deux premiers vers de Phèdre :
Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l'aimable Trézène.
(A propos, ça vous plait ?) et un vers de génie :
Soleil, je viens te voir pour la dernière fois.
Ceux-ci s'accordent-ils, au sens que la musique donne à ce mot, mieux que ceux de Cinna ?
Dès le romantisme, la disjonction est faite : c'est au nom de Racine qu'on attaque Victor Hugo, qui ne cessera de vénérer Corneille. Pourtant, s'il s'agissait seulement d'art, Marion de Lorne ne s'opposerait pas moins à Horace qu'à Phèdre. Aussi ne s'agit-il pas seulement d'art.
Pour télécharger les textes de Montherlant et de Malraux.