E/1959.06.06 — André Malraux, «Quatre Jours en Grèce avec André Malraux», compte rendu du voyage à Athènes et propos de Malraux recueillis par Jacques-Olivier, Le Figaro [Paris], n° 685, 6 juin 1959, p. 1 et 8, (Le Figaro littéraire).
André Malraux
Quatre jours en Grèce avec André Malraux (par Jacques-Olivier)
En écoutant l'écrivain de «La Métamorphose des dieux»
dialoguer avec l'élite athénienne
— Quelle importance André Malraux attache-t-il à la découverte de l'art byzantin ? …
Comme ces minutes sont étranges et belles !
Malraux parle d'abondance, rêve tout haut dans son domaine devant la salle qui retient son souffle; la parole retrouve ici, en style parlé, l'élan des grands ouvrages. D'un vaste coup d'aile l'écrivain fait la synthèse de toutes les découvertes humaines qui ne cessent pas. Il montre comme l'art moderne prend naissance dans l'art le plus ancien. Il dit :
— L'art moderne commence à tel ou tel nom, Cézanne ou Manet, mais je pense qu'il commence à un tableau très déterminé. Ce tableau c'est Olympia. Vous le connaissez tous. Vous l'admirez. Eh bien ! lorsque Olympia fut exposé on a dû faire protéger le chef-d'œuvre par la police.
Silence surpris dans la salle…
— C'est vrai, reprend Malraux, jamais en Europe on n'avait vu protéger un tableau. N'est-il pas extraordinaire qu'une foule se soit précipitée sur ce tableau pour le lacérer ? Le plus étonnant pour nous n'est pas le génie de Manet, mais que ce nu parmi d'autres ait porté en lui une puissance mystérieuse qui créait la colère.
Et Malraux précise :
— Lorsque Manet fit Olympia, il se référait au même domaine inconnu que les sculpteurs sumériens et que les peintres byzantins… Le point commun est que, à Byzance comme chez Manet, la forme est l'expression de quelque chose qui n'existerait pas sans elle, qu'elle a mission de créer un monde supposé inconnu. L'importance capitale de la découverte de l'art byzantin, c'est d'avoir apporté au monde occidental la révélation de la liberté de la peinture. Tous les problèmes de l'art moderne tiennent en une seule phrase : la liberté de la peinture.
A travers cinq millénaires…
Le public écoute cet homme d'Etat parler du mystère de l'art, de la liberté, du grand mouvement qui vient du fond des âges. Comment ne lui poserait-on pas ici, dans cette école, la plus cruciale des questions ?
— Pensez-vous que l'archéologue soit un réinventeur de valeurs mortes, qu'il soit en somme l'exécuteur testamentaire des civilisations disparues et mortelles ?
Et Malraux s'élance de nouveau :
— Le rôle de l'archéologue est un rôle de suggestion. C'est lui qui interroge. Car le phénomène central de la culture qui est en train de naître est l'extraordinaire puissance d'interrogation qu'apporte la civilisation. Il y avait une histoire continue, que l'on peut interpréter comme on voudra, qui consistait toujours à expliquer comment l'humanité était allée de l'origine à l'homme d'aujourd'hui. Mais à partir du moment où l'histoire est devenue celle de civilisations distinctes, à partir du moment où est née l'histoire discontinue, il n'y a plus d'histoire de l'humanité en tant que développement humain, il y a une interrogation fondamentale sur la nature humaine. L'archéologue nous apporte, avec la précision de ses travaux et de ses disciplines, un certain nombre d'essentielles questions qui nous forcent à comprendre que les plus hautes valeurs humaines peuvent se développer en vase clos, en constituant leur propre histoire. Les œuvres sumériennes vivent d'une vie étrange absolument irréductible à toute autre; elles ne sont pas enserrées dans leur passé comme les œuvres mortes, elles vivent pourtant dans un présent actualisé qui nous atteint à la façon des œuvres d'aujourd'hui. Si bien qu'à travers l'art, l'ensemble de la plus grande recherche humaine nous est en permanence suggérée comme une question. Nous sommes contraints de nous demander quel est l'élément fondamental qui fait qu'un sculpteur oublié depuis cinq millénaires, qui n'avait avec nous nul sentiment commun ni sur la vie, ni sur l'amour, ni sur la mort, traverse pourtant cinq millénaires, par ses silex taillés, avec la même force que l'amour maternel.
Un monde fondé sur cette autre puissance, celle de l'art : André Malraux va conclure, en rappelant des faits :
— Souvenons-nous… A Tokyo, il y a deux ans, deux millions de visiteurs se sont rendus à la grande exposition d'art français. Jamais aucune civilisation n'avait vu deux millions d'hommes passer devant des tableaux. A New York, l'exposition Van Gogh rassembla huit cent mille visiteurs. Quand à l'extraordinaire passion qui entoure Picasso, elle tient évidemment au mélange curieux entre la part de communication qu'on a avec son art et la part de mystère. Sa gloire ne serait certes pas de même nature si tous la comprenaient comme le comprennent les peintres. Pourtant, que Picasso soit plus célèbre d'un bout à l'autre du monde que ne l'a été, que ne l'est Raphaël, c'est tout de même un phénomène étrange ! Nous sommes donc en face de la découverte par notre civilisation de valeurs non rationalisées.
Et voici la péroraison :
C'est notre siècle qui a redécouvert l'art médiéval, comme il est en train de découvrir l'art de l'Extrême-Orient, comme nous découvrons tous les arts de l'Orient, tous ceux même que le génie grec avait rejetés dans la nuit. Nous découvrons tous ces témoignages sans y attacher la signification religieuse qu'ils avaient. Nous les admirons comme des œuvres d'art. Il y a en nous un domaine mystérieux où les grandes figures d'Ellora, d'Elephanta, rejoignent la figure grecque de la Coré boudeuse qui est à l'Acropole. Quel est donc ce domaine ? Nous l'ignorons encore, mais c'est l'objet de notre étude future.
Tout se passe en définitive comme si les religions n'étaient pas autre chose que les livrets successifs d'une immense musique et comme si cette musique mystérieuse ne nous était transmise que par la communion des œuvres d'art.