E/1968.10.14 — André Malraux : «André Malraux s’explique…», version français de l’entretien accordé à «Der Spiegel».

E/1968.10.14 — André Malraux, «Ausland : “Barrikaden sind nur Theater”, Spiegel-Gespräch mit dem französischen Kulturminister André Malraux», Der Spiegel [Hambourg], vol. XXII, n° 42, 14 octobre 1968, p. 138, 140, 142, 145, 147, 148, 150.

Repris sous le titre «André Malraux s'explique…», Le Nouvel Observateur [Paris], n°  205, 14-20 octobre 1968.

 


 

 

André Malraux

André Malraux s'explique…

 

Extrait

Question — Vous avez dit un jour que le général de Gaulle était un «des grands révolutionnaires de notre temps». Qu'entendez-vous par là ?

André Malraux — Je pensais surtout à l'œuvre du «colonisateur». On sait maintenant qu'il y avait chez les ministres français des points de vue différents. Pour moi, à partir du moment où nous avions créé la Communauté, j'ai eu le sentiment que nous jetions les bases de nations indépendantes et viables. Vous remarquerez que ce sont les anciennes colonies françaises qui ont les moins grands drames. Je veux dire qu'il n'y a eu dans nos anciennes possessions ni Congo ni Nigeria. Vous comprenez aussi pourquoi. Tous ont essayé de décoloniser en maintenant les fédérations. Nous, nous avons détruit ces fédérations et nous sommes allés aux nouvelles nations.

Question — Quel est l'événement qui vous a, dans votre vie, le plus profondément marqué ?

André Malraux — On n'est pas soi-même très bon juge. Je suis à peu près persuadé que la Résistance a joué le plus grand rôle et probablement parce qu'elle était française. N'y voyez pas une manie nationaliste. Dans tous les autres cas je me suis toujours senti un peu «amateur», même en Espagne, même en parlant l'espagnol, même en combattant sans arrêt avec des Espagnols, je restais quand même un étranger. Mais pas en France.

Question — Comment voyez-vous l'après-gaullisme ?

André Malraux — La réponse tient absolument de l'ordre de la prophétie. Nehru m'avait dit : «Nous n'avons pas de successeur» et Mao m'a presque répété la même chose. Je crois qu'il est de la nature de notre époque d'avoir suscité un certain nombre d'hommes qui ne sont plus très jeunes et qui ont, leur vie entière représenté un destin historique. Il est probable que cet ensemble de conditions historiques ne se répétera pas.

Au même moment, n'oublions pas que si nous nous étions posé la question de la succession de Lénine, nous aurions peut-être dit Trotski. Personne d'entre nous n'aurait dit Staline. Il y a l'imprévisible. Je considère comme capital que les institutions apportées par le général de Gaulle soient plus efficaces que celles de la IVe République. Nous avons en ce moment le problème du Sénat, qu'il s'agit en fait de supprimer. Qu'est-ce que c'est le Sénat français ? Il représentait l'ensemble des intérêts des grands propriétaires terriens. Dans une France qui était une grande civilisation agraire, on a eu raison d'organiser cette représentation des propriétaires terriens. Mais, aujourd'hui, c'est une idée privée de sens.

Nous entrons dans une autre civilisation.

J'ai dit un jour dans un de mes discours que si Napoléon avait à discuter avec Ramsès II il pourrait le faire assez facilement. Leurs gouvernements n'étaient pas très différents, les ministres étaient à peu près les mêmes et leurs problèmes dans l'ensemble étaient semblables. Si Napoléon devait discuter avec le président Johnson je crois que l'un et l'autre n'auraient rien à se dire. Et pourtant Napoléon n'est pas tellement loin de nous.

Question — Comment jugez-vous votre action de ministre ? Croyez-vous pouvoir réaliser le programme que vous avez défini un jour : «la culture doit être gratuite» ?

André Malraux — On n'admettait pas au début du XIXe siècle que l'instruction pût être gratuite. Jules Ferry a fait l'instruction gratuite et obligatoire et l'exemple a été suivi par toute l'Europe. Je pense que le phénomène culturel doit être traité tôt ou tard de la même manière.

Je crois qu'il y a une distinction très profonde à faire entre les connaissances dont la source est l'Université et tous les autres événements culturels qui ne sont pas des connaissances. Pour être clair je dirai : qui doit enseigner ce que l'on doit savoir de Molière ? L'Université. Qui doit rendre vivant Molière, faire qu'on aime Molière ? La Comédie-Française ou le théâtre.

Déjà Napoléon s'était très bien rendu compte de cela. Seulement avec ses trois théâtres d'Etat il assurait la culture parisienne. Tous les étudiants de Napoléon pouvaient aller au théâtre alors qu'aujourd'hui… il y avait trois mille spectateurs par soirée dans le Paris de Napoléon. Avec la télévision il y en a plus de trois millions dans la région parisienne d'aujourd'hui.

Nous assistons à une augmentation fabuleuse des connaissances. Mais à quoi servirait de connaître l'évolution de l'art ou la vie de Molière si l'on n'a jamais vu jouer Le Bourgeois gentilhomme ? La fonction de l'Université est de faire connaître. Notre fonction est de faire aimer.

Question — Est-ce que vous n'excluez pas l'art moderne ?

André Malraux — Ah ça, je ne le crois absolument pas. Nous avons organisé en province des expositions de tableaux abstraits. On a constaté quelque chose de très surprenant. Contrairement à ce que l'on a dit, les Maisons de la culture ne sont pas prolétariennes. Elles sont le métro. C'est-à-dire qu'il y a les prolétaires, il y a les employés, il y a absolument de tout. Ce qu'elles ne sont pas, c'est d'être le «lieu» des riches. La classe vraiment riche n'a pas besoin des Maisons de la culture.

Si vous allez à Bourges, à Bourges où Marie Dorval, la plus grande actrice de son temps, n'a pas pu jouer faute de public nous avons, nous, 12.000 abonnés… Et nous savons exactement qu'il y a trois mille ouvriers de Michelin… Et l'exposition de Braque a été un énorme succès.

Question — Pourquoi avez-vous fait ravaler Paris ?

André Malraux — J'y tenais beaucoup. Vous savez, quand on a parlé de patine à propos de Paris, c'était absolument ridicule. Aucune pierre de Paris ne se patine en noir. Il suffit d'aller à Versailles, on le voit tout de suite. La pierre de Paris se patine en orange. Quand elle est noire, c'est qu'elle est sale et il n'y a pas d'autre raison.

Le fait d'avoir des monuments devenus noirs privait toute la partie sculpture de ses lumières et de ses ombres : tout était en noir.

En changeant la couleur de Paris, j'ai aussi le sentiment d'avoir rendu à Paris sa gaieté. Cette architecture qui, dans l'ensemble, n'est pas très tardive – XVIIe, XVIIIe siècle – était une architecture gaie. La place de la Concorde, c'est la période la plus gaie de l'architecture française. Elle était très triste quand elle était noire. Je faisais tout autre chose que de nettoyer. Je retrouvais les véritables ombres et les véritables lumières des grands sculpteurs, des grands architectes. C'est une chose qui m'a beaucoup intéressé mais épisodiquement.

Sur l'essentiel, je crois que mon point de vue n'est pas artistique mais métaphysique. On a dit que la machine était l'opposé du rêve. Or ce que nous constatons, c'est que jamais on n'a eu des moyens de diffusion du rêve aussi puissants que dans la civilisation, à commencer par le cinéma. Les gens qui disposent des plus grandes usines de rêve ne sont pas des saints. Ce sont des gens qui veulent gagner de l'argent. Par conséquent, à part le comique, qui a une certaine valeur universelle, ce qu'ils cherchent surtout ce sont les données que les psychanalystes appelleraient les données les plus profondes, comme le sexe et le sang.

Or l'expérience nous montre que ce qui est la plus grande défense de l'homme contre les pulsions contre les instincts, pour parler comme Freud, c'est ce qui a survécu. Et pourquoi ? C'est assez difficile de le savoir. Mais c'est ce qui a traversé le temps. Nous savons très bien que nous ne regardons pas une statue grecque comme Périclès l'a regardée. Mais ce qui a traversé le temps porte dans l'ordre de l'esprit et dans l'ordre de l'art une sorte de défense de l'homme qui est la plus grande défense qui existe aujourd'hui probablement parce que la défense de notre civilisation n'est plus la religion.

La civilisation scientifique n'est pas une civilisation religieuse. Il lui faut donc trouver ses propres moyens de défense.

Question — Pourquoi avez-vous limogé Jean-Louis Barrault ?

André Malraux — Jean-Louis Barrault a déclaré à un journal anglais que le gouvernement avait fait envahir l'Odéon par une troupe de voyous pour pouvoir exercer la répression.

D'abord, vous le savez bien, nous n'avons exercé aucune répression. Ensuite, la direction d'un théâtre national implique des responsabilités. Personne n'est obligé d'être directeur d'un théâtre national. On peut aussi faire du théâtre sans cela. Le gouvernement a jugé que ces mensonges et ces calomnies – chacun sait que ce sont les étudiants qui ont occupé l'Odéon – exprimés publiquement sont incompatibles avec la direction d'un théâtre national. Je le regrette, parce que Jean-Louis Barrault est un homme de talent, mais je partage totalement le point de vue du gouvernement.

Question — Jean-Louis Barrault n'a pas été limogé pour avoir fait jouer Jean Genet ?

André Malraux — Absolument pas. Au moment de l'affaire des Paravents, je l'ai défendu moi-même devant l'Assemblée nationale. Je pense que c'est un grand homme de théâtre. Dans l'ensemble, son œuvre était réellement considérable.

 

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