E/1972.08.07 — André Malraux : «Exclusif. Malraux sur l'après-gaullisme»

E/1972.08.07 — André Malraux : «Malraux talks of de Gaulle and gaullisme», entretien accordé à John Hess, Herald Tribune [New York], 7 août 1972, p. 1 et 5.

Repris sous le titre «Exclusif. Malraux sur l'après-gaullisme», L'Express [Paris], n° 1100, 7-13 août 1972, p. 14-15.


 

André Malraux

 

Malraux sur l'après-gaullisme. Entretien accordé à John Hess

 

 

Hess — Ce qui m'a frappé chez de Gaulle, c'est l'esprit d'indépendance nationale opposé à l'idée d'hégémonie des deux super-Grands. Mais que reste-t-il de ce qu'il a fait quand il était au pouvoir ?

Malraux — C'était une chose grandiose et désespérée ! Il croyait qu'il avait fait une chose réellement grande pour la France, qui était de dire que la France existait. Appelons ça le 18 Juin ou ne l'appelons pas le 18 juin; ça ne change rien; mais il pensait qu'il avait fait la présence de la France, refait une sorte d'épopée. Y croyait-il encore ? Je n'en suis pas sûr du tout. Je suis sûr qu'il a pensé, à partir de mai 68 : «Bien, je dois continuer». Mais il n'y croyait plus. Il attendait la mort, en 68.

Hess — Oui, mais nous, nous restons, et les jeunes restent.

Malraux — Je sais bien que des Français continuent quelque chose qui, à ses yeux, a été l'idée qu'il se faisait jadis de la France. Mais, à partir de 68, il avait un certain côté désespéré : «J'aurais tenu dans mes bras le cadavre de la France et j'aurais fait penser au monde entier que la France était vivante; et moi, général de Gaulle, je savais qu'elle était morte !»

Hess — Mais je trouve que la France n'est pas morte dans ce sens-là.

Malraux — En ce moment, je ne discute pas, je dis seulement que son sentiment était celui-là. Il a pensé, pendant des années : «Nous verrons bien». Et en 68, c'était : «Eh bien, soit !», au sens désespéré du mot… Bien, il pouvait dire aussi : «Mais depuis que moi, le général de Gaulle, je suis dans l'Histoire, nous n'avons jamais été une force». Nous n'étions pas une force entre les Etats-Unis et les Russes en 42, voyons ! Donc, quoi de changé ? Nous n'étions pas une force en 68. Vu. Et nous n'étions pas non plus une force en 42 ! Je crois que ce qui s'est passé est quelque chose de beaucoup plus mystérieux, c'est une sorte de mélancolie sur le destin : «Eh bien voilà, c'est comme ça !»

Pour les choses, je ne trouve pas son point de vue du tout clair, car, comme vous le savez, je l'ai connu intimement… Pourquoi poser comme problème dramatique le problème de la situation de la France, disons en 68 ? Le discours de Phnom Penh reste une réalité historique admirable. Bon : La France n'étant rien, rien dans l'affaire du Cambodge, qu'est-ce que nous sommes ? Uniquement ce qu'il dit, rien d'autre ! Nous ne sommes pas les chars, nous ne sommes pas les avions… Nous sommes sa puissance prophétique. Il disait des choses vraies et assez importantes pour que le monde entier se dise : «Mais et s'il avait raison ?» Il n'avait pas d'autre élément important que celui-là ! Je veux dire, et je répète, qu'il n'avait pas de force. Il avait uniquement un point de vue, mais aucune force.

Hess — Je crois que la France avait la force morale d'un homme qui prouvait qu'un pays pouvait être libre et indépendant à l'époque de la bombe.

Malraux — Il y a eu le moment où il a pensé : «Ça ne m'intéresse plus». Vous avez un passage très impressionnant dans les Mémoires où il dit : «Rien n'est plus difficile que de comprendre les moments de refus de destin des grands hommes». Puis il développe; mais, visiblement, il pense à Napoléon et à Saint-Just. Tous deux dans le même cas, n'est-ce pas ?

Comme beaucoup de très grands hommes de l'Histoire, il a senti, des années avant, ce qui se passerait, c'est-à-dire cette sorte d'abandon… Vous comprenez bien que le général de Gaulle qui rentre à Colombey n'a pas été battu sur le référendum, c'est ridicule ! il ne tenait qu'à lui de ne pas faire le référendum, voyons ! Il dit dans ses Mémoires : «C'était une question capitale !» Mais non ! Elle pouvait être capitale un an après. Il pouvait très bien dire qu'il ne pouvait pas mettre le destin de la France en jeu sur un problème aussi technique que les régions… Il a voulu mettre les régions en cause parce qu'il a voulu être battu ! Il a cherché – comment appellerons-nous ça ? – l'ingratitude. Alors, bien sûr, il parle comme si c'était la faute des Français ! Je veux bien, je ne suis pas sûr qu'il ait tort, mais ce que je dis fermement, c'est que cette ingratitude, il l'a cherchée.

 

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