E/1973.12 — André Malraux : «La Mort au Japon. Entretien avec Tadao Takemoto», L'Appel [Paris], n° 2, décembre 1973, p. 85-89.
André Malraux
La mort au Japon : André Malraux – entretien avec Tadao Takémoto
Takémoto — Oui. Donc, quand Mishima s'est donné la mort, il l'a fait, sans aucun doute, en croyant pouvoir se purifier, dans le même mouvement de la souillure qu'occasionne la mort. Au fond, ce qu'il y a derrière tout ce mode de pensée, c'est évidemment le shintô et pas tellement le bouddhisme.
Malraux — La preuve, c'est que ce suicide n'existe qu'au Japon. Mais une différence capitale, c'est tout de même que l'Occident des grandes époques spirituelles, qui croyait à l'homme, croyait beaucoup moins que vous au monde. L'art japonais, ce n'est pas tellement l'homme. Le portrait n'y compte pas plus que le paysage. Votre rapport avec le divin est beaucoup plus cosmique que le nôtre.
Takémoto — En vous demandant votre avis sur le Japon, il y a un passage des Antimémoires qui me revient. Lors d'un entretien avec Einstein, celui-ci vous déclare : «Le plus extraordinaire est que le monde ait certainement un sens». Puis, vous écrivez : «Il reste à savoir pourquoi ce sens se soucierait des hommes…» Ma question est donc celle-ci : il y a certes une spiritualité japonaise, mais pourquoi celle-ci se soucierait-elle des Japonais modernes ?
Malraux — L'humanité a eu deux grands problèmes; l'un, c'était le salut, et l'autre la sérénité – qui est un peu le salut dans la vie, alors que le salut est un peu la sérénité dans la mort. Bien. La grande pensée japonaise pose que la valeur suprême est la sérénité. Je pense qu'un grand esprit japonais, un grand esprit religieux japonais, répondrait : «Si l'on peut atteindre la sérénité, le sens du monde, c'est la sérénité». En France, un chrétien du XIIe siècle vous aurait répondu : «Le sens du monde, c'est celui de votre vie, et celui-ci est d'assurer votre salut. Que faites-vous sur la terre ? Vous y préparez ce que vous serez lorsque vous serez mort». C'est-à-dire quand vous accéderez à la vie éternelle. D'une certaine façon, la sérénité a été un très grand maître du bouddhisme. La relation entre la vie éternelle et la délivrance du temps apportée par l'illumination, est assez complexe. Mais c'est elle qui répondrait à votre question. Je pense que c'est là que les deux notions se rejoignent.