E/1974.03.09 — André Malraux : «Rédacteur en chef du “Journal inattendu” de RTL, André Malraux passe en revue le “jeu de marionnettes tragique” de l'actualité mondiale», extrait de l'entretien accordé à Julien Besançon sur RTL lors de l'émission le “Journal inattendu” du 9 mars 1974, Le Monde [Paris], n° 9068, 12 mars 1974, p. 8.
André Malraux
Rédacteur en chef du «Journal inattendu» de R.T.L.,
André Malraux passe en revue «le jeu de marionnettes tragique»
de l'actualité mondiale.
Extrait 1
Je crois que pour bien comprendre nous devrions commencer par Israël.
[…] Les Européens ont beaucoup pris la question d'Israël à travers des sympathies ou des antipathies. Ce qui me paraît vraiment un bon moyen de ne rien comprendre à rien.
Quelle est la réalité du problème de l'Etat d'Israël ? Premièrement, il y avait l'empire ottoman. Avant tout, n'oublions pas qu'au temps de Napoléon, l'empire ottoman était une des plus grandes puissances du monde. […] L'empire ottoman entrant dans la guerre aux côtés des pouvoirs centraux est battu, et aux traités qui suivent la guerre de 14, les anciennes colonies ottomanes passent sous contrôle allié. […] Des colonies ottomanes deviennent des colonies alliées. La Grande-Bretagne, qui dispose du mandat sur la Palestine, décide de faire de la Palestine la terre d'accueil attendue par les Israélites depuis très longtemps.
Au moment où la Grande-Bretagne a fait ça, elle était la plus grande puissance du monde. […] Elle avait des moyens colossaux, puisque derrière la Palestine, il y avait le désert, derrière le désert il y avait les Indes, et de l'autre côté il y avait la Méditerranée orientale avec une Egypte plus ou moins au pouvoir de l'Angleterre. Par conséquent, lorsque l'Angleterre a dit qu'elle donnait une garantie à Israël, elle a fait quelque chose d'excessivement sérieux. Et Israël est né, Israël a pu vivre.
Le drame actuel, c'est que l'empire britannique n'a pas maintenu cette garantie pour mille raisons dont nous n'avons pas à parler, et que le seul pays assez puissant pour la donner, ce serait les Etats-Unis. Or, les Etats-Unis ne la donneront pas; je parle, non pas de sympathie, ils montrent leur sympathie pour Israël, je ne parle pas d'aide, ils aident Israël. Je parle de garantie formelle, ce qu'avait fait la Grande-Bretagne. Ils ne le feront pas parce que leur politique intérieure ne leur permet pas de le faire. Alors la position réelle des Etats-Unis, c'est «comment pouvons-nous aider le plus possible un peuple que nous voulons aider, mais en tenant compte des conditions aussi des adversaires, c'est-à-dire en ne mettant pas le sabre dans la balance ?»
En face, le jeu russe est tout à fait clair. On a écrit combien de fois que les Russes voulaient la destruction d'Israël. Les Russes n'ont pas cessé de modérer les Arabes dans cette affaire; parce que, autant les Russes ont intérêt à ce que la situation du Moyen-Orient, ce que j'appellerai la situation balkanique, demeure ce qu'elle est, autant la disparition d'Israël leur retirerait toutes les cartes. Car ils n'ont pas envie d'intervenir, ce qui s'appelle intervenir, je veux dire militairement dans cette région-là. Par conséquent, ce qui se passe est exactement ce qu'ils peuvent souhaiter.
Au surplus, on a dit que les conclusions actuelles étaient un triomphe pour les Etats-Unis et un désastre pour la Russie; je voudrais savoir en quoi ? Que voulaient les Russes ? Ils voulait repasser par le canal de Suez. Vous êtes des journalistes, vous savez aussi bien que moi qu'on va le rouvrir, le canal. Par conséquent, je ne trouve pas que les Russes aient tellement mal manœuvré. Le problème grave maintenant que nous en venons au point direct, c'est que les Grands s'affrontent par personnages interposés !
Si nous résumons, nous aboutirons à ceci : on est en train de brandir des sabres au Golan, on va tuer ou ne pas tuer un certain nombre de malheureux. Tout ça est, je l'ai dit tout à l'heure, un spectacle de marionnettes tragique, car il n'y a pas de solution.
Extrait 2
Je pense que l'affaire Confucius fait aussi partie des marionnettes. Ça fait partie des marionnettes, comment dirais-je, c'est un plus grand jeu, c'est un ballet asiatique avec grande musique. C'est assez amusant au bout du compte, parce qu'on a envie de dire, mais on ne voit tout de même pas tellement un grand pays d'Occident entrant en fureur contre un penseur d'autrefois. Pensez que Confucius, c'est le sixième siècle avant Jésus-Christ. Mais ce n'est pas tout à fait ça. Il y a une part qui est raisonnable, c'est ce mythe resté extraordinairement puissant, le mythe du confucianisme, qui est aujourd'hui symbolisé par la bourgeoisie. Le calme, le juste milieu, le minimum de possessions individuelles, la conception même de la vie. Quand on pense qu'il s'agit d'un personnage dont l'œuvre – comme vous le savez, n'est-ce pas, Confucius n'a rien écrit – consiste toujours en des témoignages, témoignages de personnages considérables, d'ailleurs, du moins pour certains. Ce personnage a une action mythique qui est évidemment géante. Alors le côté frivole, c'est… allons, comme n'importe comment il adviendra ce que Mao voudra dans cette affaire, ne croyons pas à un drame.
Mais le côté assez passionnant, c'est supposez un peu qu'un des grands hommes de l'histoire, féru de mythes à l'égal de Mao, par exemple Alexandre le Grand, se soit mis à décider qu'on allait déshonorer Hercule […] Hercule, Homère. […]
Dans une certaine mesure, Alexandre a voulu rivaliser avec Achille. Il a voulu être Achille vivant, et quand il coupe le nœud gordien, c'est bien pour ça. Eh bien ! supposons qu'il se soit mis à penser : «Eh bien ! maintenant, Achille, c'est moi. A nous deux Homère !» C'est ce qui se passe avec Mao. Il s'est dit : «Eh bien ! il y avait quand même cet énorme bonhomme, c'était, réflexion faite, un sale bourgeois. Moi, j'ai fait la Chine, et maintenant que je lui ai donné son corps, que je lui ai donné son âme, à nous deux». Pour un grand homme de quatre-vingts ans, c'est une belle tâche, non ?
Chars Kippour 1973