E/1977.automne — André Malraux, «Entretien avec Monsieur André Malraux», entretien accordé à Karthy Sishupal le 5 février 1976

E/1977.automne — André Malraux, «Entretien avec Monsieur André Malraux», entretien accordé à Karthy Sishupal le 5 février 1976 à Verrières-le-Buisson, Mélanges Malraux miscellany [Laramie, Wyoming], vol. IX, n° 2 et vol. X, n° 1, automne 1977 et printemps 1978 : «André Malraux : a memorial issue», p. 55-60.


 

 

André Malraux

 

Entretien avec M. André Malraux par Karthy Sishupal

 

Sishupal — Avez-vous une vision globale de l'Asie ?

Malraux — Je crois que l'Asie, c'est une invention des Européens. Il n'y a pas d'Asie. Les Européens ont cru à l'Asie quand ? D'une part quand ils ont formé la chrétienté. Alors l'Asie, c'était les païens civilisés. Pas les nègres, mais les païens civilisés. L'Amérique n'était pas découverte. C'était des païens, mais avec d'anciennes civilisations : Perse, Inde, Chine.

Et puis, au dix-neuvième siècle, l'Asie, c'étaient les pays qui n'avaient pas de grande industrie. Mais sérieusement, tout cela n'existe pas pour moi. Il n'y a aucun point commun vrai entre l'Inde et la Chine. Ce sont des choses totalement différentes. Alors, les Européens les trouvent semblables pour de petites raisons. Vrai, disons, il y a cent ans, l'Inde et la Chine étaient des pays relativement sous-développés… Il y a trois très grandes civilisations fondamentales : la civilisation iranienne, la civilisation indienne, la civilisation chinoise (vous voyez, en allant vers l'Est). Ce sont des mondes absolument fermés, complets, qui existent par eux-mêmes et qui ont eu des communications entre eux. Mais je dirai que, pour moi, la notion de l'Asie est complètement une notion d'Européen qui cherche des différences par rapport à l'Europe. Alors essentiellement je me refuse tout à fait à considérer comme identique la civilisation chinoise et la civilisation indienne.

L'Inde représente une réalité métaphysique, spirituelle, religieuse (mettons tous les adjectifs, mais vous voyez bien ce que je veux dire) que l'Asie ne représente pas du tout. La Chine est le pays le moins religieux du monde dans sa civilisation, alors que la réalité métaphysique est déjà dans les Védas.

Sishupal — Croyez-vous que l'art est capable de refléter complètement une civilisation ?

Malraux — Pas du tout. Pas du tout. Je crois que c'est excessivement important, mais cela donne une certaine couleur dans un domaine particulier. Dans vos études avez-vous lu Platon ? C'est le plus grand philosophe grec, et l'un de ses plus grands textes s'appelle Le Mythe de la caverne. Là, il dit ceci : Les hommes sont au fond d'une caverne, et il y a l'entrée de la caverne. Puis devant passent des personnages et le soleil fait de grandes ombres sur le fond de la caverne. Les hommes ne voient jamais que les ombres, et ils croient que ce sont des dieux et que les dieux sont comme cela parce que jamais ils ne verront les vrais. Les hommes ne pourront jamais sortir de la caverne; ils ne verront jamais que les ombres.

Eh bien, l'art c'est comme les ombres. C'est une réalité d'un peuple, d'une nation ou d'une race, et c'est particulier. L'art de l'Inde n'est pas l'art de la Chine, mais cela ne lui ressemble pas plus que les ombres ne ressemblent aux personnages qui passent à travers la caverne. Autrement dit, cela ne ressemble jamais. Cela n'est pas pareil.

Mais je ne crois pas non plus qu'il y ait un autre domaine de compréhension totale d'un pays… Le domaine de compréhension le plus grand serait – aurait été – la religion, pas forcément maintenant mais dans les grandes époques religieuses. Oui, on peut dire qu'au douzième siècle en France, chez vous sous les «Gouptas», la notion religieuse est une des plus fortes sur la chrétienté ou sur l'Inde; mais pas actuellement.

Sishupal — Croyez-vous que les anciennes valeurs survivront dans l'Inde moderne ?

Malraux — Vous êtes tout de même le seul pays qui ait fait une révolution pour des raisons morales. Il n'y a qu'un seul Gandhi. Je ne ferai pas de prophétie. Mais je suis assez optimiste. Parce que j'ai vu l'Inde au temps des Anglais; j'ai vu l'Inde au début de l'Indépendance; j'ai revu l'Inde l'année dernière. Les progrès sont immenses. Bien sûr, tout n'ira pas en même temps. Bien sûr, tout est difficile. J'ai connu la Russie assez tôt après la Révolution. C'était assez terrible. Mais la force est venue. Je crois que l'Inde est en train de devenir l'Inde. Mais peut-être faudra-t-il un assez long temps. Alors en ce qui me concerne, je ne peux pas dire de prophétie. Mais je peux dire ceci : Ou bien l'Inde devient un pays de type européen – c'est possible que le monde tout entier devienne à peu près européen. Dans ce cas-là, on ne peut rien prévoir, car cela dépend des conditions historiques, des guerres, de la condition sociale, etc. – Ou, ce qui est tout à fait possible aussi : l'Inde se modernise mais conserve ses données profondément spécifiques, disons l'obsession métaphysique, l'obsession morale, etc. Alors, dans ce cas-là, la prophétie est facile. Ce sera un des plus grands pays du monde, et c'est même peut-être le seul pays qui ait réellement vécu sur des valeurs spirituelles. Alors je parle, bien entendu, avec toutes les réserves qu'on voudra. Mais je n'ai pas envie de faire une Inde de paravents ou d'éventails (que j'aime bien – il y en a aussi beaucoup dans d'autres pays, je sais bien) – tout ce qui est le passif.

Mais c'est tout de même, avec tout cela, un pays qui a une sorte de charge sur l'esprit. Il y a une responsabilité de l'Inde dans le destin du monde.

 

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